26 décembre 2014
Alejandro Iturbe
Le phénomène Podemos est-il « progressiste » ?
Le fait que le parti Podemos, en Espagne, et la coalition Syriza, en Grèce, pourraient gagner les élections dans leur pays, et de ce fait arriver au gouvernement, a été amplement relayé dans la presse internationale ces dernières semaines.
La nouvelle n'a fait qu'accentuer le caractère de « stars » que ces courants politiques ont actuellement dans la gauche mondiale. C'est le cas, en particulier, pour Podemos, qui a atteint rapidement 100 000 affiliations et dont la page Facebook dépasse maintenant les 900 000 adeptes. Beaucoup de travailleurs et de secteurs populaires, en Espagne et dans le monde entier, ont une grande sympathie pour cette organisation. L'impact est si grand que même des organisations ou des militants qui se considèrent comme de la « gauche révolutionnaire » partagent cet enthousiasme.
Cette sympathie s’explique par l'image de Podemos en tant que « le nouveaux, contre le vieux », et plus précisément, en tant qu'« héritier des Indignados » (ainsi que du dénommé Mouvement 15M), le grand processus de mobilisation populaire qui secoua l'Etat espagnol en 2011 et 2012 et fut connu dans le monde entier.
Mais qu'en est-il ? Podemos est-il vraiment l'héritier politique du mouvement des Indignados ? Nous pensons que ce n'est pas le cas. Bien que leurs bases sociales soient très similaires, pour nous, le mouvement des Indignados était un processus très progressiste dans son ensemble, alors que Podemos est un phénomène régressif qui vise à anéantir le sens du Mouvement 15M.
Indignados : un processus très progressiste
Nous affirmons que le mouvement des Indignados était un processus très progressiste dans son ensemble pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il s'est construit sur la mobilisation des masses, qui était le centre de son action. Deuxièmement, il avançait un programme correct de revendications populaires. Troisièmement, cela représentait – bien que de façon un peu confuse – une forte dénonciation du régime monarchique qui domine l'Etat espagnol et des liens de ce régime (et de ses principales forces politiques, le PP et le PSOE) avec le pouvoir économique. Il entrait en fait en conflit avec les institutions bourgeoises.
Il y avait là un élément très contradictoire. D'une part, sa revendication de « démocratie de masses » face aux appareils bureaucratiques et verticalistes – tels que les syndicats UGT et CC.OO. ou les organisations politiques soi-disant « de gauche » comme le PSOE et Gauche Unie – était très positive. Ces organisations ont globalement été complices du pouvoir politique et économique (depuis la chute de Franco en 1976) et l'ont aidé à faire passer ses féroces plans d'ajustement, et elles ont empêché une plus ample réaction populaire et du monde du travail. Dans ces circonstances, la revendication de la lutte et de la démocratie de masses soufflait un vent d'air frais.
En même temps toutefois, cette juste revendication était accompagnée de l'illusion qu'il suffisait de « radicaliser la démocratie » à travers des assemblées populaires pour affronter le pouvoir et changer les choses.
Et le mouvement avait finalement aussi un aspect franchement négatif : il confondait les appareils syndicaux avec la classe ouvrière ; il refusait d'intégrer les travailleurs organisés (la force sociale centrale d'une lutte contre le pouvoir politique et économique de la bourgeoisie) ; et il revendiquait la construction d'un mouvement collectif composé exclusivement de « citoyens individuels » plutôt que de secteurs sociaux.
Cet aspect s'est manifesté, par la négative, lors de la Marche noire de juillet 2012, quand diverses organisations appelaient à soutenir les mineurs des Asturies (héritiers des meilleures traditions de lutte ouvrière dans le pays) qui défilaient à Madrid en défense de leurs emplois. Les assemblées les plus importantes des Indignados votèrent contre ce soutien, avec des arguments « écologistes » contre l'utilisation du charbon comme combustible. En revanche, les assemblées des quartiers plus ouvriers apportèrent leur soutien et rejoignirent la Marche noire avec le slogan : « Madrid de los obreros, apoya a los mineros ».[1]
Podemos : un phénomène progressiste ou régressif ?
Podemos est à l'opposé des Indignados, bien que les deux mouvements aient une base sociale similaire. C'est un parti qui cherche à « apprivoiser » la colère de la base sociale et à la stériliser au sein des institutions bourgeoises. Podemos anéantit les aspects les plus positifs du mouvement des Indignados – tels que sa proposition de mobilisation et de lutte de masses et son programme de revendications – et les transforme en une proposition visant à « démocratiser » les institutions impérialistes.
Ce mouvement est d'ailleurs basé sur l'illusion de la « radicalisation de la démocratie », au point de proposer que cette « radicalisation » puisse avoir lieu par la voie sans issue des élections bourgeoises. Et ce sont finalement les aspects les plus négatifs des Indignados – tels que la revendication du « citoyen individuel » plutôt que de la classe ouvrière en tant que force organisée – qui prennent le dessus. Dans la vision idéologique de Podemos, il y aurait une contradiction entre « les gens » (le regroupement positif des individus) et « la caste » (des politiciens corrompus). La bataille aurait lieu entre ces secteurs, de définition complètement ambiguë, et non entre les classes et les secteurs sociaux (le prolétariat et la bourgeoisie).
Nous disons donc que la proposition de Podemos est « régressive », et non « réformatrice progressiste » comme le disent beaucoup de gens. Podemos n'est pas l'héritier du mouvement des Indignados mais la liquidation de ses atouts. Il faut différencier la radicalisation, manifestée par la croissance du soutien électoral à Podemos (un phénomène progressiste), de la politique totalement négative de ce parti qui vise à stériliser cette radicalisation et à l'assimiler au système.
Le soutien des grands médias de diffusion
La croissance de l'influence électorale de Podemos se situe dans le contexte de la situation espagnole : une profonde crise économique, des plans d'ajustement féroces, la crise du PSOE et d'autres appareils de la gauche traditionnelle. Mais ce processus est loin d'être « pur » ou « indépendant ». Dans cette croissance, Podemos a pu bénéficier du soutien des grands médias de diffusion de la bourgeoisie.
Parmi les plus importants, il y a le groupe Mediapro, né comme un producteur de films très réussis tels que Les Lundis au soleil et Vicky Cristina Barcelona. Ce groupe est actuellement associé à la multinationale britannique de publicité WPP ; il est le principal actionnaire de la chaîne de télévision La Sexta et il produit de nombreux programmes pour d'autres chaînes.
Un autre soutien important est celui du groupe Multiprensa y Más, dont l'actionnaire majoritaire est le consortium norvégien Schibsted, propriétaire, entre autres, de nombreux journaux (payants et gratuits) et de chaînes de TV et de radios dans divers pays. En Espagne, Schibsted publie le quotidien gratuit 20 Minutos, le plus populaire du pays (2 911 000 lecteurs), qui dispose également d'une édition en ligne fréquemment visitée.
Un troisième groupe de médias est Display Connectors SL, dont l'actionnaire majoritaire est le Catalan Toni Casis. Cette société gère plus de cent journaux dans le monde entier, dont The Independent (Royaume-Uni), La Stampa (Italie), Clarín (Argentine), El Comercio (Pérou), O Estado de São Paulo (Brésil), La Gazzetta dello Sport (Italie), Metro International y Público (Espagne), Daily Mirror (Royaume-Uni), etc. En Espagne, il gère également le journal en ligne Público.es, d'accès libre, avec près de 7,6 millions de visites par mois.
Pour conclure sur ce point, disons que Podemos a le soutien de Hispan TV, l'édition en espagnol d'IRIB, la chaîne de TV officielle iranienne. Pablo Iglesias a un programme dans ce canal (Fort Apache).
L'élimination de la démocratie interne
D'autre part, la direction de Podemos, avec Pablo Iglesias à la tête, est en train de liquider la démocratie interne du parti. C'est ce que dénonce un article publié sur le site d’Izquierda Anticapitalista, une organisation (membre de l'organisation internationale connue sous le nom de Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale – SU) qui a fait la promotion de Podemos depuis la fondation de ce mouvement.
L'article (écrit par un militant de Madrid, un travailleur de la santé) indique que « Pablo Iglesias (PI) a nommé personnellement les 62 membres qui composent maintenant le CC, et les 10 de la Commission de Garanties », et qu'il est en train de choisir arbitrairement les secrétaires généraux régionaux et plusieurs candidatures. L'auteur y ajoute que « les vraies décisions se prennent en haut et s'exécutent en bas », et que ce manque de démocratie se manifeste dans « un programme en voie d'adaptation à la logique des marchés, ''réaliste et pragmatique'' selon PI ».[2]
Le programme de Podemos est-il « réformiste » ou pro-impérialiste ?
Un élément central pour définir le caractère d'une organisation politique est l'analyse de son programme, à savoir, les mesures qu’elle a l'intention d'appliquer si elle accède au gouvernement. Nous suivons en cela l'approche de notre maître à penser Léon Trotsky, qui affirmait qu'« un parti se définit tout d'abord par son programme ».
Une analyse du programme de Podemos montre que, loin d'être « réformiste progressiste », il est en fait profondément pro-impérialiste. Le point 1.3 s’intitule Conversion de la BCE en une institution démocratique pour le développement économique des pays. Au point 4.1 (Promotion de la participation) est proposée la « création d'un Commissariat de Participation à la Commission européenne, proposé et élu par le Parlement européen... » Au point 5.1 (Abrogation du traité de Lisbonne) est avancée la « refondation des institutions de l'UE ».[3]
En d'autres termes, la politique de Podemos est la « démocratisation » de l'UE et de la BCE. Il faut se rappeler que l'UE (et ses institutions) et la BCE se trouvent au cœur de la structure politique et financière montée par les pays impérialistes d'Europe (Allemagne en tête), visant à attaquer l’ensemble des conquêtes des travailleurs et des masses européennes et à exploiter les pays membres les plus faibles.
Ajoutons à cela le fait que l'UE et la BCE forment, avec le FMI, la « troïka » qui impose et contrôle les féroces plans d'ajustement en Espagne et en Grèce. Il ne manque plus à Podemos que de demander la « démocratisation » du FMI pour que son programme s’ordonne autour d'une « troïka démocratisée ». Il n'y a aucune possibilité de « démocratiser » ou de « réformer » ces outils impérialistes. Ils sont et seront toujours des armes contre les travailleurs et les masses.
Ce n’est pas par hasard que le Financial Times (porte-parole de la bourgeoisie financière impérialiste de Grande-Bretagne) fait l'éloge de la proposition de Podemos dans l'article La gauche radicale a raison au sujet de la dette européenne, dans lequel il indique que le programme de Podemos lui paraît « une approche cohérente pour gérer le risque économique postérieur à la crise ».[4] Y aurait-il quelqu'un, qui croit que cette vieille bourgeoisie impérialiste bien expérimentée soit à ce point « naïve » ou « se trompe » ? Ou que ce qui est bon pour « eux » puisse être bon pour les travailleurs et les masses espagnoles ?
Les propositions actuelles de Syriza ont un contenu similaire : négocier (dans le cadre de l'UE, sans rompre avec elle) une restructuration de la dette grecque et la mise en œuvre de plans d’ajustement « moins brutaux ».
Alors que les masses espagnoles et grecques se battent durement contre les plans imposés par la « troïka » et arrivent de plus en plus à la conclusion qu'il faut rompre avec l'UE, Podemos et Syriza en arrivent à tenter, depuis la « gauche », de sauver les institutions réactionnaires impérialistes, et à créer l'illusion que ces dernières peuvent être « démocratisées ».
Cette lamentable politique – de la part d’organisations qui se disent « de gauche » – ne fait qu'apporter de l’eau au moulin de l'extrême droite et même des organisations fascistes européennes (telles qu'Aube dorée en Grèce, le Front national français et l'UKIP britannique), qui reprennent la bannière de la rupture avec l'UE pour gagner une influence de masses.
D'autre part, dans le cas de Podemos, son caractère pro-impérialiste s’exprime également dans sa position concernant la lutte du peuple catalan. Comme l’a signalé Corriente Roja d'Espagne, ce parti – qui a défendu, dans l'abstrait, le droit à l'autodétermination – a défendu (tout comme le PP et le PSOE) la position de la défense de « l'unité de l'Espagne » lors des grandes manifestations et du récent référendum en Catalogne. Qui plus est, il a déclaré que toute définition sur la Catalogne devait se faire au sein des « institutions démocratiques espagnoles », c'est à dire au sein du régime monarchique pourri et oppresseur hérité du franquisme.
En d'autres termes, la logique de Podemos est qu'il existe « un droit abstrait de l'auto-détermination », mais qu'au moment de l'appliquer, comme dans le cas du peuple catalan, il faut s'y opposer.
D’autres choses présentes et omises dans les propositions de Podemos
Concernant la dette espagnole envers l'UE et les banques étrangères, le mot d'ordre des Indignados était : « Nous ne pouvons pas payer, nous ne payons pas ». Podemos eut initialement une proposition progressiste : audit de la dette, moratoire sur son paiement jusqu’à ce que cette révision ait été faite, et non-paiement de la dette illégitime. Par la suite, la direction nommée d'office par Pablo Iglesias a clairement viré à droite et sa proposition actuelle est essentiellement la renégociation de la dette et la continuité des payements. Bien sûr, en « démocratisant la BCE » !
Un autre grave problème du peuple espagnol est celui des familles qui ne peuvent plus payer les hypothèques de leur maison. Il y a plus de 140 délogements par jour avec ce motif ; et en outre, la législation espagnole impose à la famille de continuer à payer la dette, même si elle a perdu le logement, ce qui aggrave encore la situation. Le mouvement qui lutte contre cette réalité revendique l'annulation de la dette si le logement est perdu et un logement social (à des prix abordables) pour les personnes sans logement. Podemos se limite à proposer la « renégociation » de la dette avec les banques.
Enfin, il est impossible de savoir ce que Podemos pense sur des questions aussi importantes que le salaire minimum (actuellement de 640 euros, bien en deçà des besoins d'une famille) ou les pensions (encore plus basses). Bien que la presse leur ait demandé à plusieurs reprises de proposer un montant pour ces questions, la réponse n'a jamais été donnée. Et, comme le dit l'adage, « qui ne dit mot, consent ».
Quelle doit être la politique des révolutionnaires ?
De grands mouvements ont souvent émergé dans l'histoire récente qui influencent et impressionnent les travailleurs et les masses, ce qui a souvent posé également la question pour les révolutionnaires de définir leur politique face à eux.
Pour nous, la première étape pour avancer une politique à l'égard de ces processus est de définir leur caractérisation et leur signe. Comme nous l'avons vu, il y a un débat en cours au sein de la gauche sur le sens de Podemos, un débat qui doit continuer et s’approfondir.
Les exigences ouvrières et populaires sont toujours présentes dans la rue, comme le montrent les mobilisations massives du 22 mars et, plus récemment, du 29 novembre, convoquées par la Marche de la Dignité (pour le pain, le travail et un toit). Les efforts pour que ces exigences soient obtenues et que les luttes aient une expression politique représentent une tâche très importante, mais ce ne sera pas fait via Podemos : cette organisation et son programme ne représentent pas un véritable « changement » ; ce sont les recettes de la vieille social-démocratie, mais maintenant au beau milieu de la crise économique la plus brutale du capitalisme. La seule solution progressiste à la crise espagnole, européenne et mondiale doit venir de la lutte de la classe ouvrière, dirigeant les masses populaires. Tout le reste est pure illusion. Le pari sur Pablo Iglesias ne fera que donner un autre Felipe González, corrigé en pire.
Nous pensons donc que la politique des révolutionnaires envers Podemos doit passer aujourd'hui par le combat politique le plus dur. Nous pensons que le besoin le plus pressant des masses dans le monde est de construire une direction qui puisse se mettre à la tête de leurs luttes et les impulser.
Une partie essentielle de la réponse à cette nécessité est la construction de partis révolutionnaires dans chaque pays, comme parties d'une organisation internationale révolutionnaire, et pas celle d'une nouvelle alternative électorale trompeuse qui se limite à répéter le programme pro-impérialiste de la vieille social-démocratie européenne.
Nous devons présenter cette alternative, comme le disait Lénine, en « expliquant patiemment » notre position aux travailleurs et aux masses qui sympathisent avec Podemos. Nous devons le faire, comme également le disait Lénine, « sans crainte de rester en minorité » en ce moment, pendant que ces secteurs font leur expérience. C’est la seule façon de construire une alternative révolutionnaire.
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[1] Madrid des travailleurs, soutient les mineurs.
[2] Voir www.anticapitalistas.org/spip.php ?article30170
[3] Voir http://podemos.info/wordpress/wpcontent/uploads/2014/05/Programa-Podemos.pdf
[4] Voir http://www.elmundo.es/espana/2014/11/24/54732110ca47410f1b8b4579.html