1er mai 2017
Les élections présidentielles et la crise de la « République »
Cet article place les élections présidentielles en France dans une perspective un peu plus large que le quotidien des « analyses » de la presse et la télé. Il a été écrit avant le premier tour, pour lequel nous proposions de voter pour Philippe Poutou (voir ici), mais les résultats de cette première manche du scrutin ne nous donnent aucun motif pour changer quoi que ce soit dans le texte qui suit, écrit du point de vue de notre classe.
Le contexte : une crise persistante
Les élections en France se déroulent dans les conditions d’une crise économique et politique persistante. Cette crise va de paire avec des grèves, certes ponctuelles, mais récurrentes dans différents secteurs et dans différentes régions, jusqu’au mouvement massif dans la colonie de Guyane. Le mécontentement généralisé provoqué par la situation présente clairement le caractère d’un processus de fermentation politique, en réaction à la décomposition croissante du système politique, qu’il contribue à accélérer. C’est une forme de fermentation politique très française, qui provient, bien entendu, des problèmes sociaux, mais qui s’élève et flotte au-dessus d’eux. Elle fait partie de la culture populaire politique française, et s’est déjà manifesté plus d’une fois dans l’histoire de manière fascinante quand elle développe toutes ses forces. Elle se manifeste aujourd’hui sous la forme de discours invariablement hostiles envers les patrons et les politiciens, qui font déjà partie du quotidien ; mais aussi sous la forme de protestations politiques, encore limitées et dispersées, mais qui entrent parfois en résonance entre elles, contre des problèmes sensibles, comme le montre le cas de Théo, jeune garçon noir agressé gratuitement par la police à Aulnay-sous-Bois, dans la banlieue parisienne, qui a suscité une réaction nerveuse dans la société. La victoire du gouvernement, avec l’aide inestimable de la bureaucratie syndicale et des politiciens réformistes, contre le mouvement social dans la guerre de position contre la loi travail n’a pas écrasé la contestation : mais elle l’a plutôt renvoyée dans la société, d’où elle venait, provoquant une baisse rapide et conjecturelle de l’esprit combatif, mais catalysant ainsi la fermentation sociale à venir et la politisant encore plus.
La crise de la démocratie bourgeoise et la décomposition du champ politique traditionnel apparaissent ouvertement, accumulant les symptômes les uns après les autres. C’est d’abord la faillite politique du PS dirigeant, miné par le fractionnisme interne, dont l’appareil de parti en vient à soutenir de manière à peine cachée le « sans-parti » Macron contre son propre candidat officiel Hamon ; celui-ci a, à la surprise générale, récolté des voix à l’intérieur du PS en tant que représentant de « l’aile gauche » lors des primaires, mais, comme candidat du PS, il ne peut pas occuper la même place en dehors du PS, et est très bas dans les sondages. Ce sont ensuite les scandales de corruption dans le parti traditionnel de droite des Républicains (ex-UMP), qui consolide sa réputation de parti des escrocs et des voleurs. Ce sont aussi les pronostics de l’absence, inédite au second tour, des candidats des deux principaux partis. C’est aussi la domination dans les sondages de deux populismes : d’un côté, le populisme socio-libéral représenté par Macron, qui se déclare « ni de gauche, ni de droite » (comme on appelle en France les deux partis traditionnels) et qui tente effectivement d’attirer à lui les forces des uns et des autres ; de l’autre, le populisme d’extrême-droite de Marine Le Pen.
Mais qui veulent donc voir les Français ?
Indépendamment du résultat des élections, il est déjà possible de donner avec certitude une réponse claire : aucun d’entre eux. En témoignent les sondages du mois de mars, selon lesquels la somme de ceux qui n’ont pas encore choisi un candidat et de ceux qui n’ont pas l’intention d’aller voter avoisine les 70%, à part quasiment égale pour chaque réponse.
En premier lieu, les Français ne veulent pas voir le candidat du parti actuellement au pouvoir, Benoît Hamon, quels que soient ses efforts pour se présenter comme l’aile gauche et pour prendre ses distances avec le gouvernement de son parti. Hamon essaie de séduire les électeurs avec la proposition d’un revenu universel à hauteur de 700 euros, qui joue en fait le rôle de compensation pour les licenciements et le chômage, fruits de la ligne néolibérale du PS. Mais ces tentatives semblent à ce point infructueuses que même François Fillon, candidat des Républicains, ne parvient pas à tomber sous Hamon dans les sondages, en dépit de ses affaires scandaleuses de népotisme, de sa politique ouvertement orientée vers les intérêts des grandes entreprises et de ses éloges à Thatcher.
La candidate de l’extrême-droite, Marine Le Pen (FN), tout en essayant de mettre les problèmes des travailleurs français sur le dos d’autres travailleurs (les immigrants), doit résoudre le problème de la quadrature du cercle. D’un côté, la bourgeoisie française ne semble pas encore parier sur Le Pen, bien qu’elle ait fortement modéré sa rhétorique à l’égard de l’Union européenne, si chère aux capitalistes français, et déclaré qu’elle respecterait les règles existantes en cas de victoire aux élections, autant de positions prises pour s’attirer le soutien de la grande bourgeoisie, tout en servant aux gens la critique démagogique du « système ». De l’autre côté, puisqu’elle s’appuie électoralement sur la partie la plus marginalisée de la petite bourgeoisie blanche et du prolétariat, Le Pen suscite l’aversion chez la plupart des gens et, dans le contexte d’une agitation sociale et politique, elle ne peut gagner que dans un seul cas : si cette effervescence se traduit par un refus massif des Français d’aller voter pour d’autres candidats, même dans le cadre du trompeur « front républicain contre le FN », utilisé aux dernières élections régionales. Autrement dit, la victoire de Le Pen ne peut qu’être le résultat de la grande défaite du système politique existant, dont elle fait partie et dont elle devrait prendre la tête. Sa victoire ne peut être qu’une victoire à la Pyrrhus.
Jean-Luc Mélenchon, qui dépasse Hamon dans les sondages, s’efforce de supplanter le PS en train de s’effondrer, recueillant une partie des voix des déçus. Mais Mélenchon a mariné assez longtemps dans ce même système politique dont les Français sont las pour qu’il soit difficile de les convaincre de sa « nouveauté », d’autant plus qu’il ne propose rien de vraiment nouveau sur l’essentiel. Son mot d’ordre principal est d’appeler à « dégager » « pacifiquement » et « démocratiquement » ceux qui administrent le capitalisme français à l’heure actuelle. Mais de fait, sa proposition la plus avancée est de changer les institutions de l’Etat et de passer à une république parlementaire. Sur le plan du changement de système, le projet de Mélenchon ne se distingue pas fondamentalement de l’aile gauche du PS, si ce n’est surtout par ses manières de tribun et par ses formules lancées à haute voix mais n’obligeant à rien. Dans une tentative de prendre ses distances avec le PS pro-européen, il critique l’UE. Il est évidement indispensable de lutter contre cette structure impérialiste que représente l’Union Européenne, mais Mélenchon la critique au nom de la défense de la « souveraineté » de la France – deuxième puissance impérialiste de l’Union Européenne – contre la domination allemande, et il se met ainsi à ressembler à Le Pen. En outre, comme Le Pen, en dénigrant l’UE, Mélenchon ne critique pas en réalité l’UE comme structure, comme bloc de la bourgeoisie contre les travailleurs, mais seulement les « mauvais accords », en proposant de les revoir et de réformer l’UE. Par là, bien qu’il puisse éventuellement attirer le « vote utile » de la gauche, Mélenchon aura du mal à gagner la vraie confiance et les espoirs des gens.
Emmanuel Macron est tout occupé à tenter de matérialiser le vide politique et l’absence de confiance envers les autres partis. En plus d’un programme clairement libéral, il fait des révérences sociales-libérales en direction des travailleurs les moins opprimés et les plus qualifiés (par exemple, les professeurs), promettant de fait à tous la liberté, l’égalité et la fraternité ultralibérales. Si Le Pen a déjà gagné par le populisme le soutien de quelques couches de la population et essaie de s’attirer une partie de la grande bourgeoisie, Macron fait, lui, le contraire : à partir du soutien largement acquis de la grande bourgeoisie, il tente de s’approcher d’autres secteurs de la population.
Les candidats les plus à gauche, Philippe Poutou du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) et Nathalie Arthaud de Lutte Ouvrière, n’ont que quelques pourcents dans le cadre de la marge d’erreur statistique. La raison principale en est, bien sûr, que les programmes qui d’une façon ou d’une autre remettent en question le système bourgeois sont marginalisés par ce même système par le moyen des institutions et des médias bourgeois et du « bon sens » imposé par eux à la population, y compris à la classe ouvrière – un « bon sens » dont l’essence est l’acceptation du monde « tel qu’il est », c’est-à-dire de la domination de la bourgeoisie. C’est pourquoi les élections bourgeoises, même très démocrates-radicales, dans la société contemporaine de la domination de la bourgeoisie, sont déjà en soi une tromperie. Mais le problème n’est pas seulement là. Dans un sens, c’est même le contraire : parce qu’ils ne critiquent pas clairement les institutions bourgeoises, ces partis ne constituent que difficilement des repères même pour ceux qui sont déçus des institutions bourgeoises.
Tandis que les couches les plus opprimées et même une partie des couches moyennes commencent à prendre conscience ou à ressentir le pourrissement généralisé du système et la nécessité de changements radicaux, le programme du NPA ne sort pas des limites de sa « démocratisation radicale ». C’est certes susceptible d’attirer des couches relativement privilégiées des travailleurs, surtout parmi les couches moyennes petites-bourgeoises, mais ces derniers préféreront rapidement donner leur « vote utile » à Mélenchon. En même temps, cela ne peut pas inspirer les simples travailleurs et les couches moyennes en cours de marginalisation, qui tomberont plutôt dans les pièges de Le Pen, qui se présente comme porteuse de changements.
LO, à la différence du NPA, ne vend pas d’illusion sur la radicalisation du système de la démocratie bourgeoise et est le seul parti dans ces élections qui parle clairement de l’expression de la position de la classe travailleuse, et c’est là son mérite indubitable. Mais l’agitation et la propagande de LO répond à tous les problèmes politiques par un renvoi universel et général à la division de la société en bourgeoisie et prolétariat, ce qui est vrai, mais constitue seulement le cadre général de tous les processus, qui réclament chacun des réponses politiques particulières, lesquelles ne se résument pas à l’énoncé du « cadre général ». Cela correspond de fait à une sortie de la politique. En plus de cela, LO, comme toutes les organisations de gauche françaises, est refermée sur la France en ce qui concerne tant la vision des processus que la construction de l’organisation. A cause de cela, LO ignore en fait des processus et des questions politiques très importants tels que la nature de l’UE, la révolution syrienne, l’impérialisme, y compris français, son rôle dans le pillage impérialiste du monde et le caractère impérialiste de sa démocratie, la question nationale. Cette approche, d’une part, ne peut pas ne pas susciter une impression de dogmatisme, puisque beaucoup des questions mentionnées flottent dans l’air français et demandent une réponse plus poussée ; et d’autre part, LO n’est pas capable de dénouer jusqu’au bout toute la pelote de la politique bourgeoise et de ses mensonges.
Leur République en danger...
On assiste pendant les élections en France à une forte crise du système politique, dû en grande partie au profond mécontentement des Français. Dans ces conditions, quel que soit le candidat qui remportera le scrutin, il se retrouvera affaibli, privé de confiance réelle et forcé de s’opposer à la résistance des masses indignées dans les conditions d’un système politique en décomposition. Ce sont précisément l’humeur et l’action des masses, et non le spectacle des élections ou telle ou telle combinaison de papier dans l’urne, qui détermineront le rapport réel des forces de classes. Tous les récits sur la possibilité de résultats « catastrophiques » des élections ne sont que des appels au « bon sens » – qui est moins composé de pensée que de peur sur le moment – pour renvoyer la conscience des gens en arrière, sur le lit de Procuste de la fausse logique parlementaire, vers la foi dans la force miraculeuse du bulletin et du « vote utile » pour l’un ou l’autre des candidats.
Les idéologues bourgeois « responsables » ne cachent pas leurs craintes pour la « République » et tentent d’inoculer ce sens de la « responsabilité » aux Français. Si on voit dans le système politique parlementaire « républicain » l’instrument de la résolution des problèmes des travailleurs, alors effectivement, il y a des raisons de craindre l’effondrement de la « République ». D’autant plus qu’il n’y a probablement aucun autre pays dans le monde où la notion de « République » n’ait été autant sacralisée qu’en France, où on apprend dès le plus jeune âge que c’est le bien commun. Pour la même raison, il ne faut pas sous-estimer sa crise politique, qui a en France une signification particulière.
Mais si l’on comprend que toute cette République n’est pas la « République » mais la République bourgeoise, et que son système politique avec toutes ses institutions « démocratiques » et « républicaines » est le mécanisme politique des capitalistes pour assurer leur pouvoir sur les travailleurs, en les obligeant à travailler toujours plus et dans des conditions toujours pires, alors les symptômes de dislocation de ce mécanisme ne doivent pas susciter chez l’humain ordinaire la moindre compassion ni la moindre inquiétude. Plus encore, tant que les travailleurs ne renverseront pas ce mécanisme, leur vie continuera à se dégrader, quelles que soient les belles promesses du vainqueur des élections. Les dernières années confirment deux fois plutôt qu’une, et pas seulement en France, cet impératif.
Et de ce point de vue, le prolétariat français lui-même a déjà une sérieuse raison de s’inquiéter. Le fait est que, dans ces conditions de crise politique, il n’a pas aujourd’hui son instrument politique, son parti révolutionnaire, avec lequel il pourrait s’opposer aux petits jeux des partis bourgeois et pro-bourgeois. Sans construction d’un tel parti politique autour d’un programme révolutionnaire et qui ne se limite pas à un seul pays, mais qui agit au niveau international, la classe travailleuse ne pourra pas détruire l’Etat bourgeois et ses institutions qui gardent le capitalisme. Il ne pourra pas prendre le pouvoir dans ses mains, vaincre la bourgeoisie et en finir avec le capitalisme impérialiste et la chute de la majorité de la population à de nouveaux niveaux de misère. Bien sûr, la construction d’un tel parti se heurte chaque jour à de nombreux obstacles, érigés par la bourgeoisie. Mais ce n’est pas impossible si les partisans de la révolution se mettent à l’œuvre avec sérieux, conscience et volonté, en s’appuyant sur la combativité dont la classe ouvrière française est capable, et qu’elle a encore prouvé, et en apportant à la décomposition de la démocratie bourgeoise et à la crise économique leurs propres solutions.