Interview sur la mobilisation contre les méga bassines à Sainte-Soline
Le 25 et 26 mars dernier a eu lieu en France, à Sainte-Soline, la deuxième manifestation contre les méga bassines. 30.000 personnes y ont participé. L’État français a déclenché une répression inédite : 200 blessés dont 40 graves, 20 avec leur pronostic fonctionnel engagés ou mutilés et 3 avec leur pronostic vital engagé. Nous avons interviewé Lucas et Brune en ce début juillet, tous deux syndicalistes.
Par : Ligue Communiste des Travailleurs, section de la LIT-QI en Belgique
En Lutte: Pouvez-vous expliquer les raisons de la grande manifestation qui a eu lieu le 25 et le 26 mars?
L.: Cette manifestation, qui suit la manifestation du 29 octobre 2022, est assez symbolique, car c'est la plus grande contre les projets de bassines à travers toute la France (https://bassinesnonmerci.fr/). L'idée n'est pas uniquement de retenir les eaux de pluie pour l'agro-industrie, mais c’est d'aller pomper dans les nappes phréatiques environnantes pour mettre en place ces grands bassins de rétention d'eau à l'air libre. Ces manifestations ne sont pas contre l'agriculture, mais contre une agriculture qui s'accapare toute cette eau-là, au mépris de la biodiversité. Car, en puisant dans la nappe phréatique, c'est toute la biodiversité environnante qui est privée de son eau; c'est tous les circuits d'eau qui sont en dehors des champs directement exploités qui vont en pâtir alors même qu'il y a une sécheresse. Cela veut dire détruire l'ensemble de la biodiversité pour un accaparement de l'eau et des cultures dont on ne maîtrise absolument pas les tenants et les aboutissants.
EL: Comment s'est organisée cette deuxième mobilisation et quels ont été les secteurs mobilisés?
B.: C'est une mobilisation qui a été organisée notamment par les Soulèvements de la Terre (SldT), collectif de diverses organisations qui se revendiquent comme un mouvement. Cette manifestation, qui n'est pas la première ni la dernière, a été préparée depuis longtemps. Le 25 mars était un peu la grande date pour faire un évènement visuellement important : une grande manifestation qui partait d'un camp qui avait été érigé pour aller ensuite jusqu'à la bassine. Autour de cela il y a eu, pendant tout le week-end, des discussions, des conférences autour de la question écologique, autour de la question de l'eau. C'était vraiment pensé comme quelque chose de complet. Concernant la manifestation, qui était la mobilisation clé du week-end, elle avait été préparée très en amont et avec une organisation très ficelée. Il y avait l'idée de faire trois cortèges différents qui tous allaient à la bassine avec des chemins différents et ainsi avoir un groupe qui entoure la bassine et un groupe qui essaie de rentrer dans la bassine. L'idée symbolique de la manifestation était de mettre un pied dans la bassine pour montrer que les territoires nous appartiennent et que l'on ne laissera pas la main au capitalisme et aux grandes agro-industries sur nos terres. Ça, c'était une première chose. L’organisation prévoyait aussi une « base arrière » qui assurait du bon déroulé de la manifestation et du week-end en général. Il y avait des personnes référentes pour le trajet, pour les soins médicaux physiques, mais aussi les soins psychologiques pour les personnes ayant besoin de parler de ce qui s'est passé ce jour-là. Le gros de cette manifestation s'est déroulé le 25, avec pour objectif de rejoindre la méga bassine.
L. : Avec les SldT, qui étaient le centre de gravité de l'organisation, il y avait aussi, à parts égales, le collectif "Bassines Non merci" qui s'est mis en place avec différentes antennes en France. Il y a des enjeux d'hégémonie dans le mouvement écologiste en France avec des tensions politiques autour des SldT. Mais c'est important de dire qu'il y avait ce collectif pour rééquilibrer et, dans le "off", il y avait aussi des syndicats qui ont organisé la rencontre internationale le dimanche, principalement Solidaires, mais aussi toute une liste de signataires. Je pense que c'est important d'évoquer ce travail syndical complémentaire.
EL: Avez-vous senti une influence de la lutte contre la réforme des retraites dans la mobilisation?
B. : C'est une manifestation qui a vraiment regroupé beaucoup de monde, citons : la Confédération Paysanne, très présente ; un certain nombre de syndicats dont Solidaires qui ont appelé à venir ; il y avait des partis politiques d'extrême gauche, comme le NPA par exemple ; il y avait des collectifs féministes qui avaient appelé à venir... Il y avait énormément de monde. A titre personnel, je dirais qu'il y a une grosse force de mobilisation écologiste en France qui n'est pas forcément toujours liée à la question du mouvement social, c'est ce qui la rend aussi très particulière. Je dirais qu'il y a des personnes qui sont venues manifester à Sainte-Soline, déterminées à venir depuis le début et qui étaient assez peu engagées sur la bataille des retraites. C'est un point à souligner car c'était étonnant de voir qu'il y avait des gens très engagés sur cette question-là, mais qui n'étaient pas très au fait (évidement, ils savaient qu'il y avait une lutte en cours contre la réforme à côté) et pour qui la bataille écologiste est première et prime sur le reste. Mais évidemment, avec toutes les forces en présence que je viens de citer, il était difficile de ne pas faire le lien entre ce qui était en train de se passer là et la bataille des retraites avec l'idée de faire converger un certain nombre de revendications. Pour le dire de manière résumée il faut dire que le capitalisme se joue aussi bien sur l'écologie, sur nos terres, que sur nos vies, sur nos retraites. Et il y avait pas mal de forces présentes qui étaient mobilisées sur les deux tableaux : certains étaient venus avec des pancartes sur la réforme des retraites, sur la pension à 60 ans, et essayaient de faire le lien entre les deux notamment sur le trajet, assez long, pour parvenir à la bassine. Il y avait de nombreuses discussions sur la convergence de ces deux batailles.
EL. : Pouvez-vous nous décrire la répression qui s’est abattue sur le mouvement ?
L. : En plus des revendications sur les retraites, il y avait des « slogans » contre les lois répressives de Darmanin et sa répression du mouvement contre la réforme des retraites comme "Les bassines en feu et Darmanin au milieu" ou "On va noyer Darmanin dans une méga bassine". Donc ces questions sont liées. Ce que l'on a pu voir c'est un dispositif disproportionné, et il l’était aussi sur Sainte-Soline 1 même si, cette fois là, les camarades avaient réussi à aller dans la bassine. Il y avait déjà des tirs tendus et des gens blessés par flashball en octobre et donc là, il y a eu une continuité. Cette fois-ci, il y a eu quelques blessés graves en plus. Cela a suscité des réflexions stratégiques sur le fait que l'on ne pouvait pas gagner militairement. La répression d’État a augmenté d’un cran, notamment sur les cortèges de tête où il peut y avoir parfois un peu de virilisme et quelques illusions aussi. On est loin de la répression militaire qu’on peut voir dans d’autres pays mais effectivement la question des tirs tendus, des grenades, des tirs de flashball visés, sont des choses qui sont pointées même par l'observateur de l'ONU et d'Amnesty International qui était présent. Et la France est pointée du doigt pour sa répression disproportionnée, d’autant plus que la bassine n’était encore qu’un monticule de terre avec un trou au milieu... Il y avait un côté purement politique dans cette répression, car laisser les gens aller dans la bassine n’aurait pas fondamentalement mis le chantier en péril. Quelques coups de tractopelles auraient permis sans difficulté de remettre en état ce que les manifestants auraient pu entreprendre pour aplanir le contour de la bassine.
Leur message était: vous n'aurez pas ce symbole. Et puis déjà sur Sainte-Soline 1, les assurances, du fait de la pression des écologistes, ont refusé un temps d'assurer le chantier. Peut-être qu'un des enjeux pour le gouvernement était de donner des gages aux assureurs. Aujourd'hui, il y a des reportages sur les centaines de milliers d'euros que les agriculteurs, subventionnés par les Etats, dépensent pour mettre en place un gardiennage avec caméra, etc. sur ces projets-là.
B.: Ce qui s'est ajouté à la répression, c'est que les secours ont été empêchés de venir dans la bassine alors même qu'il y avait des blessés très graves. Le dernier blessé qui est sorti du coma très récemment rappelle que, sur les lieux, alors même que les forces médicales disaient que son état était très grave et qu'un coma avait déjà commencé avec le pronostic vital engagé, les secours ont été empêchés de venir. Des enregistrements de conversations téléphoniques avec les secours l’ont attesté. Là, il y a eu quelque chose qui a beaucoup fait scandale dans les manifestations ensuite contre la réforme des retraites. Ce qui est beaucoup revenu dans les mobilisations, c’est l'idée qu’on ne pardonnerait pas, ni la répression, ni la manière dont les secours ont été empêchés de venir.
EL: Quels ont été les débats suite à cette manifestation
L. : Il y a eu une grosse remise en question de la gestion des « dirigeants » des SldT avec des reproches qui peuvent se comprendre comme celui d’avoir essayé d’aller jusqu’au bout malgré la disproportion du dispositif répressif. Mais ces reproches sont en partie injustes si on considère que les risques pris à Sainte Soline 2 n’étaient à priori pas supérieurs à ceux que nous acceptons de prendre dans les mobilisations depuis plusieurs années. Il y avait déjà eu des tirs de flashball et de grenades sur Notre Dame des Landes, et Remi Fraisse, avait été tué en 2014 à la Zad de Sivens par une grenade dans le dos. Lors de Sainte Soline 1, une grenade coincée entre le dos et le sac d’un camarade a également éclaté. Le scénario aurait pu se reproduire. Le mouvement des Gilets jaunes avaient également montré que les forces de répression étaient prêtes à mutiler et à tuer. Sainte Soline 2 s’inscrivait dans ce contexte que certains n’avaient peut être pas encore réalisé. Cependant, Sainte Soline 2 aura peut être permis que davantage de personnes prennent la mesure de cette répression et il y aura forcément davantage de précautions prises dans les manifestations à venir.
Il y a un appel des SldT contre le projet de ligne ferroviaire vers Turin. Les grandes lignes stratégiques de la mobilisation n’ont à priori pas changé. C'est un mouvement qui joue toujours sur la symbolique et le politique et qui a donc besoin de s'adresser à l’ensemble de la population, avec un côté plus "sécurisant", mais aussi avec un pôle prenant plus de risques pour agir sans quoi il n’y a pas d’effet. Mais la gestion de ces risques doit être revue.
EL: Quelles orientations devrait prendre le mouvement selon vous pour faire reculer le projet des bassines?
L. : Le cas idéal c'est celui de notre Dame des Landes où les militants, qui sont à la base des soulèvements de la Terre, avaient fait des liens avec la CGT Vinci qui s'était prononcée contre le projet d'aéroport. On peut considérer que sur des chantiers comme cela, il y a aussi des travailleurs et qu’ils sont conscients de l'enjeu politique de leur travail, qu’ils pourraient se mettre en grève, qu’ils pourraient stopper les chantiers, etc. Ça, ce serait vraiment le cas idéal, mais le problème c'est que le monde du travail est tellement divisé et tellement précarisé qu’on sait qu'ils trouveront toujours du monde, plus ou moins contraint, pour faire ce genre de chantier. Ils trouveront toujours des gens pour faire du gardiennage. Je pense que ce cas idéal, il faut le mentionner mais, si on était resté là-dessus à la Zad de Notre-Dame-des-Landes, l'aéroport serait construit. C'est un des angles d'approche qu'il faut avoir. Le mouvement qui se mène là est la moins mauvaise façon de le faire, car il y a une dimension politique qui permet de prendre en compte des enjeux, de se montrer nombreux. Ensuite concernant l'effectivité, il faut penser à des actions plus clandestines.
Ensuite, il y a toute une dimension politique qui implique de faire des compromis avec certains réformistes pour qu'ils puissent freiner politiquement la mise en place de ces projets. Parce qu'il y a quand même beaucoup d'élus locaux qui se sont opposés, notamment dans la répression. Ils ont fait des cordons pour protéger les blessés; cela n'a pas changé grand-chose, mais c'est assez rare de voir des élus s'impliquer à ce point-là.
B.: Le fait d'avoir des mobilisations qui seraient mieux structurées et surtout qui amèneraient plus de monde, car la question de ces mobilisations très médiatisées c'est aussi celle du nombre de personnes que l'on peut amener dans un rassemblement qui, effectivement, n'iraient pas au contact. Quelle place va-t-on faire aux premières critiques qui ont été faites aux SldT étant donné que, si des critiques étaient injustes, il y en a eu qui étaient très constructives ? Et y compris par des personnes et des groupes de personnes qui sont revenus de Sainte-Soline en disant qu’ils et elles avaient des critiques à apporter à l'organisation, mais qui ne sont pas de nature à remettre en question ce qui s'est passé. Une grande question est celle d'une stratégie qui est beaucoup trop viriliste et qui se gorge d'un certain nombre d'actions, comme l'action directe, la mise en avant de la figure de martyrs qui auront été au combat. Moi je trouvais que c'était important que ces retours-là soient faits dans l'optique du soutien, car on a besoin de sortir d'une stratégie dans laquelle ceux qui sont mis en avant sont ceux qui vont aller au contact avec la répression, même si on est tous convaincus que la violence est du côté de l'État et des forces de l'ordre. Aujourd'hui c'est une énorme réflexion qui est ouverte au mouvement social en France et cela ne pourra pas se résoudre en deux jours. Mais si on met cela en débat dans nos collectifs, dans les partis politiques, dans les syndicats qui étaient déjà impliqués, je pense que cela va non seulement permettre de réfléchir à des stratégies qui sont nouvelles, mais en plus cela va permettre d'agréger plus de monde à ces mobilisations. Et on sait très bien que, plus il y a de monde dans la rue, plus le rapport de force est en notre faveur, et plus les possibilités de s'organiser sont nombreuses.
EL. : Comment s'est exprimé la solidarité internationale lors de cette manifestation?
S.: Il y a eu une délégation de syndicalistes italiens, espagnols et c'est très lié au Réseau Syndical International de Solidarité et de Lutte dont est membre Solidaires. Nous avons eu des déclarations de la CSP-Conlutas (Brésil) via une vidéo plutôt générale sur l'enjeu des luttes environnementales au Brésil. Je fais aussi le lien avec toutes les luttes pour l'eau au Mexique où Coca-Cola s'approprie toutes les sources d'eau pour ses usines et les gens se retrouvent à devoir acheter l'eau plus cher que le Coca. Donc on voit bien qu'il y a un accaparement de l'eau par l'agro-industrie au mépris de la satisfaction des besoins vitaux élémentaires des autochtones au niveau mondial. Et au Chili il y a aussi des méga bassines.
EL.: Pourquoi est-ce spécialement important d'avoir ces marques de solidarités?
L.: C'est important, car c'est cette agro-industrie-là qui importe ou exporte, par exemple au Brésil, au service d'une surproduction locale, de spécialisation de production. Il y a une lutte globale pour avoir une agriculture plus locale et plus respectueuse de l'environnement aussi. Quand on aura une agriculture comme cela, on aura aussi des environnements de vie plus corrects pour les gens qui y vivent et les travailleurs de ces pays-là. L'enjeu est là, c'est une bataille globale. Si, par exemple, en Espagne la biodiversité est attaquée, cela nous retombera dessus, tôt ou tard.
B.: Il y avait des individus venus des pays frontaliers de l'Europe comme l'Italie, notamment dans les milieux féministes via l'appel de la Coordination Nationale Féministe qui est en relation avec des féministes des milieux autonomes et autres, notamment en Europe. Mon impression c'est qu'il y a de plus en plus de secteurs de mobilisation qui se développent, en particulier le féminisme, mais pas que. Ce sont des secteurs où la question internationale prend, ou commence à prendre, une part beaucoup plus importante qu'avant, où nous étions quand même très structurés autour d'enjeux très locaux, au mieux nationaux. Il me semble que Sainte-Soline était aussi symbolique pour cela: parce qu’on avait une convergence des luttes sur l'écologie, sur le féminisme, sur le mouvement social. Qu’une partie des personnes investies dans le mouvement contre la réforme des retraites soit là c'était très intéressant parce qu’à l'occasion de cette mobilisation, il a été avancé que toutes ces mesures contre les retraites viennent de directives européennes. Donc, ce n'est pas juste à l'échelle de la France que cela se fait, mais à une échelle européenne, mondiale. Le fait de mêler les différentes luttes et de montrer que ces luttes ont une dimension internationale de fait, car cela se passe partout de la même manière, permet pour l'avenir de mieux structurer nos luttes à partir de l'international et pas seulement à partir de ce que l'on vit localement.