C'est le moment de lutter ensemble contre les gouvernements
Soudain, tout a changé. Dans les manifestations d'hier, le lundi 17 juin, il s'est passé quelque chose d'exceptionnel, inhabituel et héroïque. C'est extraordinaire, inattendu, grandiose. A São Paulo, à Rio de Janeiro et dans tout le Brésil, la jeunesse est descendue dans la rue, belle, magnifique, majestueuse ; et elle a fait trembler l'Avenida Paulista et Rio Branco, elle a fait trembler les banquiers, les propriétaires terriens, les entrepreneurs ; elle a fait trembler le commandement de la police militaire, les gouverneurs, les maires, et jusqu'au dernier échevin.Tout l'ordre économique, social et politique préservé par le Brésil – un des pays les plus injustes du monde – a tremblé hier. Ils ne pouvaient pas dormir, car ils devaient chercher une explication, ils avaient besoin de comprendre pourquoi ils sont méprisés.
C'était surprenant, mais nous savions que cela devait arriver ; c'était à l'horizon, c'était ce que nous espérions depuis vingt ans, depuis toute une vie pour certains. Ce qui n'était jusqu'alors que quatre manifs courageuses à São Paulo, une protestation contre l'augmentation du prix des transports, est devenu soudain une manifestation politique nationale, et tout a changé. Le capitalisme brésilien, qui était en train de fêter ses œuvres majeures, ses stades, ses centrales hydroélectriques, est allé au lit, effrayé, les yeux écarquillés.
Tout a changé parce que cette génération de jeunes, les plus instruits dans l'histoire du Brésil, les désapprouve, les condamne, les haït. Pire – et le plus important –, ils craignent que la jeunesse ne soit en train d'ouvrir la porte à l'entrée sur scène de la classe ouvrière. Si les millions de salariés, qui font du Brésil un des pays périphériques avec le plus grand prolétariat au monde, entrent au combat, ce ne sera pas seulement l'annulation de l'augmentation du prix des transports qui sera en jeu. Cette alliance de la classe ouvrière avec les jeunes est la plus grande force sociale qui existe. Il en fut ainsi lors du « Diretas já », il en fut ainsi lors du « Fora Collor ».[1]
Pourquoi ce changement ? Tout a changé parce que nous étions nombreux, des centaines de milliers, ce qui fait toute la différence. Tout a changé parce qu'ils étaient des millions pour nous soutenir. Tout a changé parce que ceux qui ne sont pas sortis dans la rue hier viendront la prochaine fois. Tout a changé parce que nos ennemis n'ont pas ouvert la bouche, ils sont restés muets, se rongeant les ongles. Tout a changé parce que ce qui est juste mérite de gagner. La joie a pris possession de la rue et la peur s'est installée dans les palais. Eux, ils gémissaient et nous, on chante. Nous marchons, nous crions et nous chantons comme il se doit. C'est ainsi que nous avons parcouru les rues de São Paulo ! Avec beaucoup de bannières merveilleuses : « Si le peuple se met d'accord, eux, ils ne dorment pas ! Cela ne sert à rien de tirer, les idées sont pare-balles ! Il ne s'agit pas de centimes, mais de droits ! Mettez le coût du transport sur le compte de la FIFA ! Tu verras que ton fils ne fuit pas la lutte ! Si votre enfant est malade, amenez-le au stade ! Toi, en uniforme, tu es également exploité ! »
Mais si s'est manifesté ce qu'il y a de plus généreux, courageux et solidaire au cœur de la jeunesse, il y a aussi les naïfs, les confus et même les réactionnaires. Tout n'était pas progressiste. On a vu des jeunes ivres de nationalisme, enveloppés dans le drapeau national, chantant : je suis brésilien, et fier de l'être, avec un grand amour. Le nationalisme est une idéologie politique dangereuse, qui n'est positive que lorsqu'elle défend le Brésil de l'impérialisme. Mais il s'avère que ceux qui chantaient l'hymne national ne semblaient pas être d'accord pour exiger l'annulation de la vente aux enchères des biens à privatiser, pour exiger l'annulation de la dénationalisation du pétrole et du schiste bitumineux.
Certains de ces jeunes ont fait pire. Ils se sont jetés sur les militants de gauches et leurs drapeaux. Ils ont attaqué les drapeaux du PSOL, du PCB et du PSTU. Heureusement, il n'y a pas eu de tragédie, car les militants de la gauche avaient non seulement le droit, mais aussi la volonté de défendre leurs drapeaux à tout prix. Mais il pourrait y avoir eu une raclée sérieuse avec des blessés.
Crier « sans violence » n'est pas la même chose que crier « sans partis ». Lorsque nous crions ensemble « sans violence », il s'agit de dénoncer la présence de provocateurs infiltrés de la police qui veulent offrir – consciemment ou non – un prétexte à la répression. Nous ne condamnons pas le droit légitime à l'autodéfense, un droit inaliénable que tout le monde a appris dès la plus jeune enfance. Nous essayons d'empêcher que nos manifestations soient détruites par la répression, et que cette répression puisse gagner un soutien du peuple contre les jeunes. La télévision a passé en boucle des photos d'une station de métro vandalisée. Les gens qui travaillent sont contre la destruction du métro. Voilà ce qu'Alckmin[2] a tenté à quatre reprises : manipuler les gens en accusant les jeunes de vandalisme ; et il a échoué.
Crier « sans partis », contre la gauche, c'est très différent. C'est compréhensible – même si c'est superficiel, et donc une demi-vérité et un demi-mensonge – qu'une partie de la jeunesse naïve ait un profond dégoût pour la politique, qu'elle associe toute la gauche au PT, le PT à la corruption, et Haddad à l'augmentation du coût des transports. C'est prévisible que des groupes réactionnaires, nationalistes – qui sont contre le gouvernement de Dilma par l'extrême droite et qui haïssent la gauche parce qu'elle représente le projet collectiviste et égalitaire de la classe ouvrière – profitent de la confusion d'un rassemblement de plusieurs milliers de personnes pour exprimer leur haine de classe, étant encouragés par Arnaldo Jabor du canal de TV-Globo. C'est antidémocratique, divisionniste et donc pitoyable, que des noyaux d'inspiration anarchiste continuent d'insister sur la division du mouvement, en essayant d'imposer leur idéologie par la force des cris.
Mais ce qui est arrivé à São Paulo, à Rio de Janeiro et au Salvador était différent, et beaucoup, beaucoup plus grave. C'était comme au Caire, où les Frères musulmans tentent d'empêcher la gauche de se présenter publiquement.
Ce qui s'est passé, c'est que des jeunes – soi-disant d'inspiration anarchiste, le visage couvert, masqués, se nourrissant de l'illusion que l'intimidation physique est suffisante pour vaincre dans la lutte politique – étaient la ligne de front d'une attaque lâche et tentaient de renverser les drapeaux rouges quand ils étaient accidentellement en majorité. Ils n'y sont pas parvenus à Rio ou à São Paulo, mais ils ont réussi au Salvador.
Les combats ne sont pas l'apanage d'un parti, ils ne sont pas monolithiques, mais pluriels. Marchons tous ensemble, peu importe l'idéologie, pour les revendications communes qui nous unissent. Chacun embrasse son idéologie, son programme et éventuellement un parti, car c'est vrai, dans la vie, tôt ou tard, il faut prendre parti. Mais au sein du mouvement, personne ne peut empêcher les autres de présenter leur identité ou d'exprimer leur position. L'idéologie antiparti, plus grave encore lorsqu'elle est dirigée contre la gauche socialiste, est une idéologie réactionnaire, et elle a un nom : on appelle cela anticommunisme. C'est elle qui a empoisonné le Brésil pour justifier le coup d'Etat de 1964 et vingt ans de dictature.
Ne laissons pas baisser les drapeaux rouges. Les meilleurs enfants du peuple ont versé leur sang pour les défendre.
São Paulo, le 18 juin 2013
Valerio Arcary, de la direction du PSTU(B),
la section brésilienne de la LIT-QI
[1] En 1984, la lutte pour « Diretas já », en soutien à une proposition du député Dante de Oliveira d'amendement de la Constitution, établissant l'élection directe du Président de la République, devint rapidement une immense mobilisation de masses pour mettre fin à la dictature militaire (1964 – 85). L'élection directe n'a finalement été accordée qu'en 1989, les principaux candidats étant Fernando Collor de Mello et Luís Inácio da Silva, alias Lula.
En 1992, les jeunes de l'enseignement secondaire et universitaire, mécontent de la corruption, exigeaient la destitution du Président Collor. Le cri de « Fora Collor » (à bas Collor) gagna alors rapidement un soutien dans toute la population. (Les notes sont de la traduction.)
[2] Le gouverneur de l'Etat de São Paulo, élu en 2010 avec 50,63 % des voix.