6 mai 2014
Une déclaration de la LIT
Le processus révolutionnaire
La révolution dans le monde arabe continue à être au centre de la situation politique mondiale. L’Egypte, un des pays qui a ébranlé le monde, avec la chute de Moubarak en 2011, continue à être le théâtre d'un processus révolutionnaire, avec des avancées et des reculs.
La force et l'héroïsme des masses en action ont pu renverser les gouvernements de Moubarak et de Morsi. Mais le régime militaire s’est maintenu. L'armée a déclenché un processus répressif violent, qui s’exprime maintenant dans la condamnation de 682 membres des Frères musulmans (FM) dans le Nord et la mise hors la loi du Mouvement du 6 avril. Parallèlement à cela, il cherche à légitimer l'élection du maréchal Al-Sisi, à la fin de ce mois de mai.
Les reflux et les reculs conjecturaux du processus révolutionnaire ont été interprétés à tort par des sections de la gauche internationale comme un signe sa fin. Nous voyons maintenant, une fois de plus, comment ces prédictions entrent en collision avec la réalité d'une révolution vivante. Une série de grèves ouvrières font revenir la dynamique de la révolution et peuvent être un gage de l'avenir.
Les forces armées et les frères musulmans
Les travailleurs égyptiens luttent pour échapper à une misère effroyable. Les masses appauvries entrèrent en action en essayant de déterminer leur avenir dans une révolution qui a ému le monde.
Mais le processus égyptien est extraordinairement complexe. Il existe des particularités dans la réalité égyptienne qui sont fondamentales pour expliquer son évolution. Une des plus importantes est le rôle des forces armées. En Egypte, l'armée contrôle 40 % de l'économie, avec de hauts officiers faisant partie de la bourgeoisie et qui ont beaucoup à perdre avec le processus révolutionnaire. D'autre part, ces forces armées eurent la capacité politique de survivre à la montée, en s’adaptant à la situation pour rester au pouvoir.
Une autre particularité sont les Frères musulmans, une organisation bourgeoise de base islamiste, ayant un grand poids dans le pays. Ce fut une opposition tolérée au temps de Moubarak, et elle a assumé le gouvernement dans les premières élections présidentielles du pays. Le gouvernement de Morsi, néolibéral sur le plan économique et bonapartiste et théocratique en termes politique, entra en conflit féroce avec les masses et fut évincé en 2013.
Malheureusement, il n’existe pas d’alternative propre des travailleurs pour s'opposer à ces deux forces bourgeoises réactionnaires. Il existe, en fait, un vide de direction révolutionnaire. La gauche est très fragile, les alternatives indépendantes dans le mouvement syndical n’en sont encore qu’au début, et il n’existe pas de partis révolutionnaires de poids, même pas à l'échelle de l’avant-garde.
Lorsque la colère des masses paralysa le gouvernement Moubarak en 2011 et divisa l'armée, le sommet de ce dernier a évité la répression directe – ce qui aurait conduit à une possible fragmentation – et a forcé Moubarak à démissionner. Grâce à cela, l'armée a conservé son prestige et a préservé le régime, malgré la chute du gouvernement. Elle a ensuite essayé de se légitimer dans les premières élections présidentielles, avec Ahmed Shafik, mais celui-ci a perdu les élections, au profit du candidat des FM.
L'interprétation de ce fait politique a conduit à d’innombrables erreurs dans la gauche mondiale. Beaucoup n'ont vu que le putsch des militaires, sans voir l'action révolutionnaire des masses qui multiplièrent les rassemblements gigantesques – parmi les plus importants dans toute l'histoire mondiale – et renversèrent Morsi. Avec leur putsch, les militaires ont usurpé la victoire des masses afin de préserver le régime.
De cette manière, la chute de Morsi ne signifie nullement la défaite des masses égyptiennes, qui en sortirent victorieuses, mais avec une énorme confusion dans leur conscience. Elles considèrent les forces armées – le centre du pouvoir de la bourgeoisie et leur plus grand ennemi – comme un allié qui les a aidés à renverser Moubarak et Morsi. La crise de direction révolutionnaire et l’inexistence d’une alternative propre aux travailleurs ont de terribles conséquences dans la réalité égyptienne.
La répression contre le peuple pour mettre fin à la révolution
Les FM ont subi la pire défaite de leur histoire avec la chute de Morsi. Et ils ont réagi avec des mobilisations à travers tout le pays, pour dénoncer le coup d'Etat et exiger le retour du président déchu.
Ceux qui interprètent la chute du gouvernement islamiste simplement comme un coup d'Etat militaire devraient être d'accord avec cette revendication de la Fraternité. Nous, au contraire, nous comprenons la chute de Morsi comme une victoire de la révolution, bien qu'usurpée par les militaires. En ce sens, nous considérons les manifestations actuelles de la Fraternité comme des initiatives contre-révolutionnaires, qui ne permettent aucun type d'unité d'action, mais exigent, par contre, la dénonciation. Nous ne soutenons pas le retour de Morsi, ni les revendications pour sa liberté. C’est un criminel, responsable de la mort de centaines de personnes.
Depuis la chute de Morsi, le gouvernement militaire du général Al-Sisi dirige les efforts bonapartistes visant à freiner la révolution. Il essaya d’abord de former un gouvernement d'union nationale, réservant un poste de ministre au libéral El Baradei et appelant même les Frères musulmans à y participer. Ce plan ayant échoué, l'armée lança alors une forte répression contre les FM, en plus d’une répression un peu plus sélective sur les autres luttes et qui fut ensuite élargie. Elle utilisa le rejet populaire des FM pour justifier une « guerre contre le terrorisme », et déclara la Fraternité hors la loi en la taxant d'organisation terroriste.
L'objectif du gouvernement militaire consiste à justifier la répression contre l'ensemble du mouvement, et pas seulement contre la Fraternité. Il attaque les réfugiés palestiniens, syriens et yéménites, harcelés publiquement par des campagnes xénophobes, ainsi que les médias non alignés, particulièrement Al-Jazira.
De ce fait, des dénonciations font état de près de 3000 morts et 22 000 prisonniers politiques dans le pays. Suite à la loi contre la liberté d’expression, de manifestation et d'organisation, les marches sont violemment réprimées et les militants sont emprisonnés et condamnés.
Le dirigeant des FM, Mohamed Badie, et 682 autres prisonniers islamistes furent condamnés à mort par un tribunal égyptien en avril dernier, sans aucun droit réel de défense. Badie a une responsabilité distincte, par rapport aux autres membres de la Fraternité, pour être impliqué dans la répression promue par le gouvernement Morsi. Mais la peine de mort de tous est un signe du caractère fascisant du régime militaire.
En décembre dernier, deux dirigeants du Mouvement 6 Avril, l'une des organisations les plus importantes de l'avant-garde de la lutte pour la chute de Moubarak, ont été emprisonnés et condamnés à trois ans de prison. Puis, en avril dernier, le Mouvement fut également proscrit et mis hors la loi, et ses locaux furent fermés.
Les temps en politique
La défense des libertés démocratiques n'est jamais un principe absolu pour les marxistes. Il s’agit toujours d’une question relative, subordonnée à la lutte de classes. Pour fixer notre position, nous devons répondre aux questions suivantes : des libertés démocratiques pour qui ? des libertés démocratiques pour quoi ? En d'autres termes : la répression pour qui, et pour quoi ?
Au moment même de la chute de Morsi, la répression contre les manifestations des FM était justifiée. En ce moment, il y avait la possibilité qu'elles puissent mener au retour du gouvernement de Morsi et à l'imposition d'un gouvernement déjà vaincu par la mobilisation révolutionnaire des masses. Dans cette répression, nous n'incluons évidemment pas les massacres, que nous n'avons pas tardé à dénoncer. Entre-temps, le gouvernement et le régime réussirent à se stabiliser et, depuis lors, toute possibilité de victoire militaire des FM était écartée. L'armée dispose maintenant d'une supériorité militaire brutale et, d'autre part, la Fraternité a perdu beaucoup de son prestige parmi les masses avec la chute de Morsi. En réalité, les mobilisations de la Fraternité visent aujourd'hui sa défense contre les attaques furibondes de la part du régime militaire.
Et c’est ici que se précise la discussion sur le rapport entre les libertés démocratiques et la lutte de classes. Nous ne sommes pas en faveur du retour au pouvoir de Morsi. Nous défendons son maintien en prison pour son rôle dans la répression contre les masses, de même que celui de tous les chefs des FM responsables des crimes d'Etat contre les travailleurs et le peuple. D'autre part, nous sommes contre la répression actuelle contre les FM, parce qu’elle constitue la légitimation du régime pour attaquer l'ensemble du mouvement de masse.
Deux exemples illustrent cette différence de politique, à des moments différents. Lors du coup d'Etat impérialiste au Venezuela contre Chavez en 2002, nous avons exigé une répression beaucoup plus sévère contre les putschistes, et nous avons dénoncé Chavez pour ne pas avoir les incarcérés tous, avec expropriation de leurs biens. En 2005, par contre, lorsque Chavez ferma la chaîne de télévision RCTV afin de museler une opposition bourgeoise, nous nous y sommes opposés, en dépit du fait qu'il s’agissait d’une opposition impérialiste, la même qui, quelques années auparavant, avait été la base sociale du coup d'Etat militaire. Nous étions d'accord avec la position de Trotsky, qui avertissait que la répression exercée par un gouvernement bourgeois, même contre un autre secteur bourgeois, finirait par renforcer ce gouvernement pour réprimer la classe ouvrière.
C'est ce qui se passe aujourd'hui avec la répression de l'armée contre l'ensemble du mouvement de masse, justifiée par la « guerre contre le terrorisme » contre les FM. Le gouvernement et le régime militaire sont les principaux ennemis du peuple égyptien.
Les travailleurs relèvent la tête
Il existe une nouvelle montée ouvrière dans le pays, plus importante, à notre avis, pour la lutte de classes. Après un ralentissement au second semestre de 2013, une forte vague de grèves a commencé en février de cette année, qui contredit catégoriquement ceux qui avaient déjà décrété la fin du processus révolutionnaire. Comme les conditions de vie du peuple égyptien ne font qu’empirer, l'armée ne peut pas continuer longtemps à contenir le mouvement avec seulement de la tromperie.
Les grèves recommencèrent à Mahalla et s’étendirent au Caire, à Alexandrie, à Suez et à d'autres villes. Elles inclurent différents secteurs tels que les transports publics, les bureaux de poste, le chemin de fer, l'industrie chimique et de l'acier et le secteur de la santé. La revendication était l'extension du salaire minimum de 1200 livres égyptiennes (130 €) à tout le secteur public et privé.
Malgré l'absence d’unification nationale de ces luttes, des comités se formèrent, qui regroupèrent plusieurs secteurs de travailleurs. La force du mouvement obligea le gouvernement militaire à négocier et à faire des compromis. Ce dernier n’avait pas les moyens de réprimer directement les grèves, bien qu’il fit quelques répressions sélectives, comme dans le cas des militants des grèves de la poste. La démission de Beblawi – nommé Premier ministre après la chute de Morsi – en est une conséquence.
Des élections frauduleuses pour maintenir Al-Sissi au palais
Les élections du 26 mai sont une manœuvre du régime militaire pour se légitimer. La candidature d'Al-Sissi, homme fort du gouvernement, devrait s’imposer dans ces élections frauduleuses.
Le gouvernement militaire continue à avoir un prestige qu'il a su préserver après Mubarak et Morsi, moyennant des manœuvres. Mais il n'y a pas de libertés démocratiques en Egypte, et cela donne un caractère frauduleux à ces élections. Les oppositions sont violemment persécutées, tandis que l'appareil de l'Etat et les médias soutiennent Al-Sissi.
La candidature d'opposition d’Hamdeen Sabahi n’est pas une véritable alternative, même si elle est soutenue par des secteurs de la gauche, y compris Socialistes Révolutionnaires, une organisation trotskiste. Sabahi est un nassérien qui avait obtenu la troisième place lors des élections de 2012 qui ont donné la victoire à Morsi. Cette candidature, en plus d’exprimer une alternative bourgeoise, contribue à légitimer les élections frauduleuses et la victoire d'Al-Sissi.
Les travailleurs ont besoin de construire une alternative
Il est plus que nécessaire de construire un camp des travailleurs, une alternative à tous les groupes bourgeois, et en particulier au gouvernement militaire et aux Frères musulmans. Cette solution devra être soutenue par la mobilisation indépendante des masses, en particulier dans les grèves ouvrières en cours.
Le régime militaire devra désormais assumer directement le gouvernement à travers Al-Sissi. La montée des masses va cette fois se heurter au gouvernement et au régime. La révolution et la contre-révolution seront à nouveau confrontées en Egypte, et peut-être cette fois de manière plus claire. L'avenir de la révolution est lié à l'émergence d’une alternative propre des travailleurs, face aux fausses solutions bourgeoises.
Secrétariat international de la LIT-QI