Maradona : la mort de l'idole, la vie de l'homme
La mort de Diego Armando Maradona a eu un impact mondial. Des millions de personnes le pleurent. La presse internationale, et pas seulement les médias sportifs, lui ont consacré leurs titres. Un personnage très controversé durant sa vie, et au-delà de sa mort.
Secrétariat international des femmes
Ligue Internationale des Travailleurs - QI
1er décembre 2020
Certains médias ont titré « Dieu est mort » et de nombreux fans de football en Argentine et dans le monde entier ont pensé ou ressenti la même chose. Certains secteurs ont mis en évidence quelques-unes de ses expressions politiques les plus progressistes et son caractère « rebelle ». En France, un drapeau à l'effigie de Maradona a précédé une manifestation contre les violences policières. Dans d'autres secteurs, les hommages ont été sévèrement critiqués pour l'omission ou la justification de son machisme. Enfin, il y a ceux qui ont exprimé qu'au-delà de ses origines humbles, il était en fin de compte une figure fonctionnelle du système bourgeois.
Même ses funérailles ne pouvaient pas être paisibles pour sa famille ou pour les masses qui voulaient prendre congé de lui. Le gouvernement kirchneriste argentin (que Maradona a soutenu) a essayé de se baser sur la passion populaire pour l'idole morte et a organisé la veillée funèbre au siège du gouvernement, avec accès au public. Tout s'est terminé dans le chaos, avec la répression dans la cour de la Casa Rosada (siège du gouvernement) et dans les rues du centre-ville de Buenos Aires. Sans parler de l'impact que cette attitude irresponsable pouvait avoir sur la dynamique de la pandémie de coronavirus, qui est déjà très dure pour le pays.
Une vie et un sens aussi complexes et contradictoires ne peuvent être résumés en une seule idée, en un seul paragraphe, et peut-être même pas en un article. Nous essaierons donc d'abord de « désarmer » cette complexité en examinant certaines de ses composantes, puis de reconstruire l'ensemble et ce qui, à notre avis, en est le résultat.
L'artiste génial du football
C'était avant tout un sportif exceptionnel, décrit par certains comme un « génie » ou un « magicien ». Nous pouvons le définir comme un artiste, comme quelqu'un capable de faire de la poésie avec ses pieds et ses mouvements. Le deuxième but contre l'équipe nationale anglaise lors de la Coupe du monde de 1986 (qui a été reproduit des millions de fois et décrit comme le meilleur but de l'histoire du football) restera à jamais comme une « œuvre d'art » dont on se souviendra et dont on se délectera, au même titre que certaines œuvres d'autres artistes dans la musique, le théâtre, le cinéma, la peinture, la sculpture ou la danse.
Cette œuvre d'art de Maradona, et d'autres peut-être moins importantes mais également précieuses, ont été réalisées dans un domaine particulier : « le football, passion de multitudes », comme le disait un vieux commentateur de radio argentin. C'est pourquoi ce but marqua son passage définitif à l'Olympe des idoles que les masses construisent dans leur cœur.
Le show business et ses idoles
Mais le football professionnel, en plus de générer cette passion populaire, est aussi une gigantesque entreprise capitaliste, une forme spécifique de ce que l'on appelle le show business. Cette entreprise doit se construire des idoles qu'elle vend comme des marchandises, en échange d'une vie luxueuse et de l'idée que tout leur est permis. Dans ce contexte, elle détruit souvent les personnes qu'elle a transformées en « dieux ». Les addictions de Maradona en sont un exemple, mais il existe de nombreux autres cas dans le domaine du sport et dans d'autres domaines.
Dans ce cadre, le capitalisme les utilise comme une partie du « panem et circences » que les classes dirigeantes de la Rome antique utilisaient pour faire taire les masses ou, en paraphrasant Marx, comme un « opium du peuple » moderne.
Il s'agit également d'un faux modèle pour les travailleurs et les couches les plus pauvres de la société, surtout si l'idole vient de ces secteurs. C'est un message d'individualisme profond, par opposition à l'organisation et à la lutte collective : « Si vous avez des vertus et que vous savez en tirer parti, vous pouvez y arriver et, quand vous y arriverez, tout vous sera permis. »
Son machisme
En tant que question centrale découlant de ce qui précède, tout cela a accentué le machisme de Maradona et son attitude envers les femmes. Ce n'est pas seulement qu'il était un « coureur de jupons ». C'est beaucoup plus grave que cela et c'était une constante dans sa vie. Il a refusé de reconnaître certains de ses enfants (comme l'Italien Diego Sinagra) ou ne l'a fait qu'après des poursuites judiciaires ; son ancienne partenaire Rocio Oliva l'a dénoncé à plusieurs reprises pour agression ; il a été dénoncé pour harcèlement par un journaliste russe en 2014 ; et une très longue liste de faits similaires inclut également sa consommation permanente de prostitution.
Ce machisme est la facette la plus répréhensible de Maradona, qui ne peut être « pardonné » ou justifié par les joies qu'il nous a données dans le football ou par les contradictions que chaque personne peut avoir en raison de son origine sociale ou du développement de sa vie. Le machisme doit être combattu dans tous les cas et dans tout domaine où il se manifeste.
Le fait que Maradona ait été une figure publique, loin de diminuer ce besoin de combattre et de répudier le machisme, rend ce combat d'autant plus nécessaire, parce que Maradona a été pris comme « modèle » par des millions de personnes.
Un lumpen qui a gardé sa « flamme rebelle »
Diego Maradona est né à Villa Fiorito, l'un des quartiers les plus pauvres du Grand Buenos Aires. En utilisant le langage marxiste, on peut considérer qu'il est né au cœur du prolétariat lumpen.
Mais il avait de la magie dans les pieds et il est allé rejoindre les « cebollitas », l'équipe de jeunes du club Argentinos Juniors ; puis il a fait ses débuts en première division à l'âge de 16 ans ; plus tard, il est entré dans les équipes nationales, dans Boca Juniors et dans le monde. Il vivait à la manière vorace de quelqu'un qui sortait de la pire pauvreté et commençait à recevoir de l'or en abondance. Ses excès et ses addictions ont sapé ses capacités physiques et cela a fait des ravages. D'une certaine manière, il a cherché sa propre mort.
Dans sa vie, il est en quelque sorte toujours resté un lumpen, même s'il avait maintenant beaucoup d'argent et pouvait mener une vie luxueuse. Cependant, contrairement à d'autres idoles, comme Pelé ou Beckenbauer, qui sont devenus (socialement et psychologiquement) bourgeois, il ne s'est jamais complètement intégré au système et a toujours entretenu une flamme de rébellion.
Parfois, cette rébellion se manifestait de façon presque comique. Il avait acheté une maison dans le Barrio Parque, une communauté fermée de luxe. Là, il organisait des fêtes très bruyantes avec ses amis et sa famille. Sa voisine la plus proche, l'actrice Flavia Palmiero (alors partenaire du grand homme d'affaires Franco Macri, père du futur président du pays) l'a dénoncé pour « bruits gênants ». Maradona a alors acheté un camion à double remorque, l'a garé dans le quartier, et les « voisins » lui ont demandé de le sortir. Il a dit : « Moi, je sortirai le camion si les gens qui vivent ici me disent comment eux ils ont gagné tout cet argent. Tout le monde sait comment moi je l'ai gagné. »
Sa signification politique
Une autre facette de cette « flamme de rébellion » est qu'il a toujours défendu les droits des joueurs de football contre les « patrons du business ». Dans la première moitié des années 1990, il a promu la formation d'un syndicat et a commencé à essayer d'y associer d'autres joueurs célèbres. La FIFA l'a « puni » pour cela, lors de la Coupe du monde de 1994, en lui infligeant une lourde peine pour consommation de drogue.
Mais en 1995, avec d'autres, il a fondé l'Association internationale des footballeurs professionnels (AIFP). Il a été élu président du syndicat et le Français Eric Cantoná en a été le vice-président. À cette occasion, il a déclaré : « Le plus important, c'est le footballeur, et nous allons défendre ses exigences jusqu'à la mort. »1
En outre, bien qu'il n'ait jamais été un militant politique, en tant que personnalité publique très influente, ses opinions et attitudes politiques étaient d'une grande importance.
En ce sens, nous ne partageons pas la position de ceux qui le présentent comme un « révolutionnaire socialiste ». Maradona s'est déclaré péroniste et, comme nous l'avons dit, il soutenait le gouvernement argentin actuel. Cependant, il s'est essentiellement identifié à ce que nous avons appelé le « castro-chavisme ». Il était même un ami personnel de Fidel Castro et d'Hugo Chávez. Il pensait que c'était le courant avec lequel il pouvait affronter l'impérialisme. Nous ne sommes pas des castro-chavistes et nous débattons avec ce courant depuis de nombreuses années. Nous ne pensons toutefois pas qu'il y a lieu de revenir sur ces débats dans cet article.
Ce qu'il faut souligner, c'est qu'à plusieurs reprises, il a montré ce profil anti-impérialiste avec des positions très progressistes. Par exemple, il a dénoncé l'invasion américaine de l'Irak en 2003, et il a déclaré que Bush était un « assassin » ; il a appelé à la mobilisation contre lui et contre la ZLEA2 en 2005, et il a participé à la manifestation qui a eu lieu à Mar del Plata, en Argentine. Son appel a contribué à rendre cette mobilisation beaucoup plus massive, au point d'avoir été la plus grande mobilisation anti-impérialiste dans le pays depuis la guerre des Malouines (1982). Il a toujours exprimé sa solidarité avec la lutte du peuple palestinien contre Israël.
Quelques considérations finales
Nous avons essayé de voir quelques-unes des différentes facettes d'une personnalité et d'une vie complexes, qui doivent être combinées dans un juste équilibre. C'est-à-dire une personnalité extrêmement contradictoire ; un artiste de football placé dans un milieu machiste, misogyne et ultra-compétitif ; né « dans la boue » mais gagnant des fortunes grâce à ses capacités exceptionnelles ; vivant comme un bourgeois, ami des célèbres et des puissants, mais gardant dans sa personnalité une partie de la « boue » de son origine ; et, dans de nombreux cas, solidaire des opprimés et soutien de leurs luttes.
En Argentine, une « église maradonienne » a été fondée il y a des années, dans laquelle Diego était le DIEU. Pour nous, il n'y a pas de dieux : seulement une société de classes et, en son sein, des êtres humains, avec leurs vertus et leurs vices.
Le footballeur Maradona nous manquera toujours et nous disons « Merci Diego pour ces joies que tu nous as données ». A l'homme Maradona nous lui reprochons avec dureté son machisme. De la figure publique Maradona nous voulons rappeler cette flamme de la rébellion et les manifestations les plus progressistes de son anti-impérialisme. Avec les masses qui pleurent sa mort, nous partageons et comprenons leur douleur.
Notes:
[1]↑ https://www.resumenlatinoamericano.org/2020/11/25/argentina-resumen-gremial-diego-el-sindicalista
[2]↑ Zone de libre-échange des Amériques, un projet d'une communauté économique, fortement poussé par le gouvernement des États-Unis. NdT