La « crise de gouvernement » et notre unité
Il y a, bien sûr, une crise de gouvernement en Belgique, mais ce genre de crise n'est pas une exclusivité pour notre pays et ce n'est pas la première fois « que cela nous arrive ». Interrogé en septembre dernier sur la différence entre la crise belge et celle du Kosovo, Karel De Gucht, négociateur officiel de l’Open-VLD à la table de l’Orange-Bleue, a répondu : « Au Kosovo, il y a un vrai problème ! » (1)La régionalisation en Europe...
A la fin de la guerre froide et du boom économique, dans les années 70, le capitalisme commence à subir une crise chronique et la lutte pour défendre les profits devient plus aiguë. C'est dans ce cadre que la bourgeoisie fait appel à la « régionalisation des compétences ».On se souvient des Régions, ces unités géographiques plus homogènes, avec leurs traditions qui remontent souvent au Moyen-Age. En France, elles obtiennent un statut légal en juillet 1972, avec des conseils régionaux. En Italie, les régions à statut ordinaire sont mises en place au début des années 1970, en même temps que les régions françaises. A partir de la fin des années 1990, le principe lui-même de la régionalisation est inversé. Si jusqu'alors on réservait des compétences aux régions, dorénavant, on réserve certaines compétences au niveau fédéral, et « le reste » est régionalisé. D'autre part, il s'agit aussi de renforcer les pouvoirs de l'exécutif national sur des questions clef. En Allemagne, les Länder ont toujours fait partie du panorama politique depuis leur création après la guerre. Mais après les élections de septembre 2005, le SPD et la CDU/CSU ont formé un gouvernement de « grande coalition », avec entre autres au programme une réforme de la constitution, restée inchangée depuis 1949. Par cette réforme, les Länder accepteront d'intervenir moins dans le processus d'élaboration des lois fédérales, en échange d'un transfert de compétences accru dans un certain nombre de domaines, comme l'éducation et la recherche, l'environnement, le régime pénitentiaire, la rémunération des agents de la fonction publique, l'aide sociale et... les heures de fermeture légale des magasins. Le gouvernement fédéral se réserve, par contre, l'exclusivité de la « lutte contre le terrorisme ».
...et en Belgique
C'est aussi à partir des années 1970 que les Régions acquièrent une importance en Belgique. Cela se manifeste dans la scission des trois partis homogènes traditionnels, chacun en deux partis autonomes : les catholiques en 1968, les libéraux en 1972 et les socialistes en 1978.Une première réforme de l'Etat a lieu en 1970. D'autres suivront en 1980 et en 1988-89. Tout cela sera finalement coulé, le 5 mai 1993, dans une Révision de la Constitution qui consacre le nouvel Etat fédéral. Selon l'article premier de cette Constitution, la Belgique n'est plus « divisée en provinces » mais « est un Etat fédéral qui se compose des communautés et des régions ».
Chaque réforme est l'aboutissement d'une « crise de gouvernement », comme celle que nous vivons actuellement. Le gouvernement Eyskens de 1968, qui a finalement abouti à la réforme de 1970, a mis 131 jours pour se mettre en place. Celui de Martens I, maître de la réforme de 1980, n'a vu le jour qu'après 103 jours de « crise ». Après les élections anticipées du 13 décembre 1987, il faudra attendre 148 jours avant de voir naître le gouvernement Martens VIII, composé des sociaux-chrétiens, des socialistes et de la Volksunie, seule coalition permettant de mener à bien la réforme de 1988-89. Le gouvernement Dehaene, qui a consacré la révision de la Constitution de 1993, n'a été mis en place en mars 1992 qu'après 103 jours. A la suite des élections de 1999, Verhofstadt était parvenu à « remettre à plus tard » l'épineux problème de BHV, en créant la Conférence interparlementaire et interministérielle pour le renouveau institutionnel et démocratique (CIIRI).
Chaque réforme de la constitution, nécessitant les deux tiers, mène à des disputes acerbes pour quelques bénéfices. La réforme « Saint Polycarpe » du 23 janvier 2001 refinance les Communautés et résout un problème aigu de l'enseignement francophone, mais cela se paye par une concession à la Volksunie, un parti très minoritaire : les Flamands à Bruxelles obtiennent une représentation « d'office », indépendamment de tout verdict des urnes.
L'Orange-Bleu
Voilà la toile de fond sur laquelle il faut analyser les déboires de la crise de gouvernement actuelle. Comme disait Vincent de Coorebyter, directeur général du CRISP, « la question n’est pas de faire des réformes, mais de faire certaines réformes, et c’est la raison pour laquelle les socialistes et les écologistes sont écartés du jeu. » (2)Actuellement, les libéraux et les catholiques veulent avancer vers une révolution copernicienne. L'article 35 de la Constitution de 1993 marque l'inversion de la logique de l'attribution des compétences, comme en Italie à cette époque. Il prévoit que « l'autorité fédérale n'a de compétences que dans les matières que lui attribuent formellement la Constitution et les lois portées en vertu de la Constitution même », au lieu de continuer à attribuer des compétences aux Régions. L'article n'est toujours pas d'application, faute de « liste » des compétences fédérales. Actuellement, le CD&V veut avancer dans ce sens. Kris Peeters, ministre-président flamand, propose une « liste, qui devrait être courte » : « la monnaie, la défense, une partie des Affaires étrangères et de la coopération au développement, un socle de fiscalité commun et le maintien d’une forme de solidarité ». (3) Il faudrait donc laisser aux Régions, voir aux communes, tout ce qui n'est pas essentiel pour les intérêts de la grande finance et des entreprises transnationales. Faut-il s'étonner que, dans tout le bla-bla institutionnel, jamais on ne parle de scinder l'armée, par exemple ?
Le capital
L'intérêt de la bourgeoisie belge, du grand capital, n'est nullement la scission du pays, mais bien d'avancer vers une régionalisation de certaines compétences, en maintenant un Etat fédéral fort.L'Etat fédéral se réserve le droit d'envoyer des troupes en Afghanistan pour satisfaire son interlocuteur outre-atlantique dans le commerce extérieur, de s'installer au Liban afin d'aider Israël à protéger le port de Haiffa par où transitent les marchandises, d'assurer la « tranquillité » par des lois répressives pour faire face aux luttes sociales dans le pays.
D'autre part, pour la grande industrie et les multinationales, la régionalisation de compétences permet une pénétration plus facile du capital sur les marchés qui ont une certaine homogénéité sociologique, économique et productive et qui, de toute façon, font partie d'un marché unique européen, mais avec moins de contraintes que s'il s'agit d'une structure politique centralisée forte. La régionalisation permet une application plus facile de « la libre circulation du capital et des marchandises ». Elle facilite aussi les privatisations, les matières à privatiser étant plus facilement dégagées d'une structure plus légère, régionale.
D'autre part, la régionalisation des services à la population (santé, éducation, allocations, pensions,...) permet une différentiation accrue des conditions de vie et de travail de la population, et elle rend plus difficile la solidarité entre travailleurs.
La « crise »
Dans le cadre de cet accord de la bourgeoisie pour faire porter le fardeau de la crise du capitalisme par les travailleurs, il y a aussi des intérêts différentiés.Après la guerre, une « nouvelle » industrie s'est développée surtout en Flandre, soutenue par le Plan Marshall de l'époque et le capital américain, alors que la « vielle » industrie lourde de la Wallonie était abandonnée à son sort. (4) Mais l'antagonisme d'intérêts devient plus critique à partir des années 1970, quand l'économie capitaliste dans son ensemble entre dans une période de crise chronique après vingt ans de boom. Il se crée alors une certaine « solidarité » régionale de secteurs de la bourgeoisie, avec une surenchère auprès des multinationales : « investissez chez nous, nous offrons de meilleures conditions pour garantir vos bénéfices, nous parvenons mieux à drainer des ressources de l'Etat à votre profit, nous parvenons mieux à exploiter les travailleurs ».
Cette surenchère ne sert pas seulement le grand capital. Elle trouve aussi un écho favorable auprès de la petite bourgeoisie, qui pense trouver des avantages dans la régionalisation des compétences, avec un pouvoir « plus près des gens », avec une relation « plus directe » avec l'administration, et qui essayera d'engranger des contrats de sous-traitance ou de travaux publics dans « sa » région. Les « scandales » ne sont souvent que l'aspect plus marginal (par rapport à la loi) de cette surenchère.
Les différentes « familles » politiques jouent aussi leur rôle. (5) A partir d'avril 1974, jusqu'en 1999, la démocratie chrétienne a dirigé le gouvernement de façon ininterrompue, souvent en recyclant les mêmes premiers ministres,(6) en coalition soit avec les socialistes, soit avec les libéraux, soit avec les deux. Au moment des grandes luttes contre le Plan Global, avec la grève générale de fin 1992, les socialistes étaient parvenus à sauver le gouvernement Dehaene, avec le message qu'il fallait le soutenir, « sinon, viendraient les libéraux ». Finalement, les libéraux sont revenus, en coalition avec ces mêmes « socialistes », et cela a bousculé un peu l'échiquier politique. Actuellement, la démocratie chrétienne veut reprendre les rennes en main, forts d'un succès électoral surtout en Flandre, avec un programme nettement plus « à droite ».
En plus, si en 1999 Verhofstadt était parvenu à mettre les questions institutionnelles entre parenthèses jusqu'après la formation d'un gouvernement, aujourd'hui cela semble plus difficile. Comme en 2001 avec la Volksunie, l'arithmétique des deux tiers oblige à faire certaines concessions aux « extrémistes » (le N-VA et le FDF), étant donné que les libéraux veulent bien remettre la démocratie chrétienne en selle, mais sans les socialistes. Et ces « extrémistes » sont loin d'être d'accord des deux côtés de la frontière linguistique.
Les travailleurs
Chaque secteur de la bourgeoisie ne manque évidemment pas d'essayer de « gagner » les travailleurs pour sa cause.Ceux qui veulent freiner les appétits flamands d'une régionalisation poussée dès maintenant, font appel aux sentiments « patriotiques » de l'unité de la Belgique. Des drapeaux belges fleurissent les balcons bruxellois, et 35.000 personnes se sont rassemblées au Cinquantenaire le 18 novembre pour défendre le roi et la patrie. On crie au scandale pour les procédures antidémocratiques des détestables flamands, et en fin de compte, les problèmes de la splitsing de la sécurité sociale ne sont peut-être pas si importants.
Les ténors de la politique flamande vont enfoncer le clou sur le thème des Flamands zélés qui donnent à manger aux Wallons paresseux. Et entre-temps, ils vont faire valoir des « droits historiques » de la langue du peuple flamand pour bétonner des avantages électoraux autour de Bruxelles.
On peut regretter que ces discours aient quelque succès, au point que, par exemple, le CD&V éprouve une certaine difficulté à « lâcher » son partenaire de coalition, le N-VA, même quand celui-ci devient incommode, s'il ne veut pas perdre des suffrages aux prochaines élections. Mais nous regrettons surtout que, par exemple, un parti de gauche comme le PTB se solidarise avec l'initiative de la concentration « patriotique » au Cinquantenaire, au lieu d'appeler les travailleurs à mobiliser pour leurs propres intérêts, et qu'un parti « trotskyste » croit devoir se différencier entre un LSP flamand et un MAS francophone.
Pour les travailleurs, cette « crise » n'est en fin de compte qu'un problème de la bourgeoisie, dans le cadre d'une politique de la grande - et très grande - bourgeoisie pour mieux affermir leur domination de classe.
Nous rejetons catégoriquement les « divisions », les « scissions » qui, en dernière instance, divisent les travailleurs.
Notre combat doit se centrer contre la scission de la sécurité sociale, contre la scission des services publics qui favorise leur privatisation, contre la scission des services compétents pour le chômage, l'emploi, le transport, l'enseignement, etc., pour l'unité de tous les travailleurs, en ayant aucune illusion dans tel ou tel secteur de la bourgeoisie, pour « unitaire » qu'il puisse paraître.
Face à la solidarité des « citoyens » pour défendre « la Belgique », nous opposons la solidarité de classe pour défendre nos acquis. Nous ne partageons nullement le souci d'avoir au plus vite un gouvernement « pour s'occuper des questions des gens », comme dit la bureaucratie de la CSC. Aucun gouvernement issu finalement de cette crise ne s'occupera de nos intérêts, bien au contraire. Même un gouvernement en affaires courantes veille soigneusement sur les intérêts des patrons. Pour nous, l'absence de gouvernement n'a d'autre importance que le fait qu'elle canalise continuellement l'opinion publique et met les luttes au second plan.
Comme nous disions dans le numéro précédent de Presse Internationale, les syndicats doivent mobiliser contre les accords du gouvernement qui menacent les travailleurs. Nous n'avons pas participé au show du Cinquantenaire le 18 novembre. Mais nous appelons vivement à manifester avec les syndicats en front commun, le 15 décembre, pour défendre nos acquis.
Les travailleurs n'ont pas de patrie, disait déjà Marx. Au contraire, ils doivent s'organiser pour construire leurs propres organisations de lutte, prendre le pouvoir en leurs propres mains et en finir avec cette « patrie » des patrons.
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1 Le Soir 10.09.2007
2 Le Soir 04.12.2007
3 Carte blanche dans Le Soir du 03.12.2007
4 Une opposition semblable est apparue alors en Allemagne, entre la « vielle » industrie lourde du Ruhr et la « nouvelle » industrie de Bavière, où d'ailleurs la social-démocratie a aussi des partis différents à l'intérieur de la même famille (la CDU et la CSU).
5 En dépit des divisions par région, tous les gouvernements ont été constitués, jusqu'à maintenant, « par famille », c'est-à-dire que les deux volets linguistiques de chaque famille étaient soit ensemble dans le gouvernement, soit ensemble dans l'opposition.
6 16 gouvernements avec seulement 5 premiers ministres.