Les cheminots savent pourquoi
Suite à la catastrophe ferroviaire de Buizingen, nous soutenons tout d’abord les familles et les amis des 18 disparus, ainsi que les 171 blessés qui vivent des moments difficiles. Par ailleurs, nous sommes convaincus que cet accident aurait pu être évité ; et brutalement cela nous ramène une fois de plus à la dure réalité du chemin de fer actuel.
Quoiqu’en dira l’enquête judiciaire, nous ne rejetterons pas la responsabilité finale de l’accident sur le conducteur ou sur le technicien d’entretien de la signalisation. Ceux-ci ne sont que les derniers maillons de la chaîne d’une grande machine qui se détraque. Les vrais responsables sont beaucoup plus haut, mais pour mettre cela en évidence, il faut analyser les problèmes de notre chemin de fer dans son ensemble.
En 2009, les dépassements de signaux se sont élevés entre 70 et 80, soit environ 1 tous les 5 jours. A chaque fois c'est un risque potentiel d’accident comme celui de Buizingen. Après le drame de Pécrot en 2001, et face à la recrudescence de ces dépassements abusifs en 2008, on avait une fois de plus tiré la sonnette d’alarme. La SNCB rechignait malgré tout à investir dans la formation des conducteurs, tandis qu'elle augmentait progressivement les cadences de travail. C’était le choix de la direction pour faire des économies.
Il est clair qu'une erreur humaine est toujours possible mais la technique doit être là pour en minimiser les conséquences. Qu’en est-il de ce fameux système TBL (« Transmission Balise-Locomotive ») qui permet le freinage automatique d’un train ayant franchi un signal rouge ? Presque trente ans après le début des discussions, relancées suite à l’accident de Pécrot qui aurait pu être évité de la même manière, nous n’avons toujours aucun système fonctionnel et efficace de ce type en Belgique, contrairement aux pays limitrophes. Tandis qu'au mieux 15% des signaux sont équipés de ce système, moins de 2% des trains le sont. La probabilité qu'un train équipé franchisse un signal équipé est de 0,3% ! Arrêter un train relève dès lors du miracle. Techniquement, des solutions existent, mais il faut dénoncer la dispersion et l’incohérence criminelles des choix de la direction.
Equiper la cabine de conduite d'un train du système TBL coûte maximum 20.000 euros. Pour les quelques 1.000 trains circulant sur le réseau, cela représente un total de l'ordre de 20 millions d'euros. A titre de comparaison, la gare « Calatrava » des Guillemins a coûté 437 millions d'euros, dont l'essentiel a été porté sur le plan esthétique et sur le prestige d’une gare internationale. Infrabel est le premier investisseur du pays, mais manifestement la sécurité n'est pas sa priorité n°1 ! Là encore c'est une question de choix politique.
De manière plus générale, le chemin de fer souffre de beaucoup de maux : manque de personnel, perte des compétences techniques suite à la politique de non-recrutement qui a duré une vingtaine d’année, incohérence et incompréhension suite à la division de l’entreprise et de ses services, augmentation de la pression sur chaque cheminot, etc. Tout cela découle de la profonde restructuration que subit la SNCB historique. En 2005, la ministre Isabelle Durant (Ecolo), appliquant les recommandations européennes, a divisé « l’ancienne SNCB » en trois entités : Infrabel, qui gère l’infrastructure, la SNCB, qui n’est plus qu’un opérateur gérant les machines qui roulent sur cette infrastructure et la SNCB Holding, qui emploie encore sous statut unique l’ensemble des cheminots grâce à la lutte syndicale menée à l’époque. Cette division entre l’infrastructure et les machines roulantes traverse toute la structure de la société et écartèle des services entiers. Tout doit être budgétisé. Sur le terrain, cela ne mène qu'à des absurdités et des contradictions inavouables par les dirigeants, au nom de la Qualité de l'Ere européenne. Ici encore, c'est un choix politique, en accord avec tous les gouvernements européens, dans le but de libéraliser le marché des opérateurs ferroviaires. Ainsi une société privée peut-elle louer des sillons (en choisissant les plus rentables) et en tirer des bénéfices sur le dos des investissements publics en infrastructure.
Cette libéralisation, déjà bien entamée dans le secteur marchandise (avec notamment la filialisation récente de B-Cargo), a été ouverte ce 1er janvier 2010 au secteur « Voyageur International » et d'ici quelques années elle s’attaquera au « Voyageur National ».
D’une part, à l’instar du secteur de l’électricité, nous voyons que libéralisation n'est aucunement synonyme de réduction des tarifs. D’autre part, comme nous sommes déjà victimes de l’incohérence de la division de la société historique, comment tous les opérateurs vont-ils pouvoir s’accorder avec l’infrastructure alors qu’ils ne cherchent que leur profit individuel ? Tout porte à croire que les conducteurs seront moins bien formés et que les opérateurs privés les mettront encore davantage sous pression. Ce ne sont là que des aspects de l’anarchie typiquement capitaliste vers laquelle le gouvernement nous conduit. Libéralisation, filialisation de services (B-Cargo, Syntigo, Tucrail, etc.), partenariat public-privé (Diabolo, etc.), sous-traitances (chantier RER, nettoyage, restaurants, etc.)… L’unique et malheureux objectif des dirigeants est de privatiser tout ce qui peut l’être. De leur point de vue, le service public doit être la vache à lait d’un marché privé à bout de souffle. Et cela se fait au détriment de la qualité du service, voire de la vie des cheminots et des voyageurs, s’il le faut…
Tout cela apparaît évident pour les cheminots, qui ne restent pas les bras croisés. Pour défendre le service public, nombreux sont ceux qui se battent, comme ce fut encore le cas récemment contre la filialisation de B-Cargo, avec plusieurs grèves et de nombreuses actions de protestation. Les conducteurs sont les premiers à exiger plus de sécurité sur le rail, mais pour obtenir des mesures aussi essentielles, il faut encore se battre. Les cheminots sont bien conscients de l'ampleur de l'enjeu, mais c’est le rapport de force qu’il faut renforcer, en organisant tous ensemble des actions et des grèves unitaires. La politique néolibérale de destruction des services publics appliqués par tous les partis du gouvernement fait également des ravages à la Poste et dans l’enseignement supérieur. Unifions la lutte de tous les services publics ! Organisons-nous pour exiger des directions syndicales qu'elles présentent un plan d’action contre toute libéralisation, contre toute privatisation, pour qu’elles nous informent correctement de la situation en assemblées ouvertes et démocratiques. Mobilisons-nous tous ensemble ! Aalter, Pécrot, Buizingen, cela suffit ! Seule la lutte paie !