logo-IV-LCT.jpg

Ligue Communiste des Travailleurs

Section belge de la Ligue Internationale des Travailleurs -
Quatrième Internationale (LIT-QI)

« L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » K. Marx

Newsletter

10 septembre 2019

Les pompiers de Bruxelles ont manifesté trois jours, le 17, le 19 et le 21 juin, pour s'opposer à des réformes dans leurs conditions de travail.

Le 21 au soir, après l'assemblée du secteur de la santé en lutte à laquelle ils étaient présents en solidarité, deux camarades ont bien voulu répondre à quelques questions de En Lutte : Merlin de Halleux, Caporal au Service Incendie et d'Aide Médicale Urgente de Bruxelles (SIAMU), 6 ans de service, délégué CGSP, et Pablo Nyns, sapeur-pompier au SIAMU , délégué CGSP.

EL- Pouvez-vous nous expliquer l'origine de votre lutte actuelle ?

PN– La secrétaire d'Etat en charge du service incendie de Bruxelles, Cécile Jodogne, a eu un problème : l'ONSS a réclamé des comptes pour des cotisations qui n'ont pas été payées pendant plusieurs années. On évalue entre 20 et 30 millions la dette qu'elle avait avec l'ONSS. Du coup, elle a accepté d'éponger cette dette, mais afin de ne pas augmenter la masse salariale, elle voulait faire en sorte de ne plus avoir à payer les cotisations à l'ONSS. Elle a trouvé une astuce pour faire cela : basculer vers le statut des pompiers fédéraux, différent du nôtre, dans lequel les primes sont exonérées de cotisations à l'ONSS. Cela s'appelle des primes d'opérationnalité. Nous, on est sur un système de primes de garde. Elle a donc fait passer en première lecture [devant le conseil des ministres régional du 23 mai dernier], en stoemelings, sans que les syndicats n'aient rien à dire, un projet pour passer des primes de garde aux primes d'opérationnalité.

Un autre point est qu'elle voulait raboter toute une série de primes qui étaient données aux équipes spéciales, c'est-à-dire celles qui vont grimper en hauteur, les équipes chimiques, les plongeurs, etc. Et elle disait qu'elle allait donner un peu plus aux autres équipes, qui n'avaient pas de primes. Tout ça, elle l'a fait passer en première lecture, ce qui a déjà pas mal choqué, et ce n'est que par la suite qu'elle a ouvert la négociation avec les syndicats.

En outre, il y a eu une note interne de son cabinet au gouvernement, qui expliquait pourquoi il fallait faire passer ce projet en première lecture. Cette note expliquait que ce passage de la prime de garde à la prime d'opérationnalité permettrait un changement d'horaire, c'est-à-dire une modification de notre régime de gardes, de 24 h suivies de 72 h de repos, ce qui est un acquis des pompiers bruxellois.

MH– Il s'agit d'un horaire articulé qui fait que tu es en équipe un jour, tous les 4 jours ; il y a des gens qui viennent de loin et ça leur évite de faire des allers-retours. Cela te permet de mieux récupérer. C'est difficile à comprendre pour les gens qui ne sont pas dans le métier, mais c'est quelque chose à laquelle on tient énormément. Et si tu le demandes à n'importe quel pompier sur la planète, il n'y a personne qui préfère travailler en gardes de 12 h au lieu de gardes de 24 h. Cela permet aussi de faire autre chose, d'être avec ta famille. Si on te casse ça, on te change complètement ta vie.

PN– Dans sa note, la secrétaire d'Etat ne disait pas qu'elle allait forcément changer l'horaire, mais elle disait que cela permettrait de passer en régime de 12 h ou de 8 h. Et là, c'était clairement inacceptable. C'était la goutte qui a fait déborder le vase, car on avait déjà dû endurer une série de frustration depuis des années, suite à un manque généralisé de moyens au SIAMU.

MH– Il y a aussi des problèmes de mauvaise gestion, de corruption. Il y a eu une commission d'enquête, il y a un an, avec clairement des trucs pas clairs. Et quand il y a eu des soucis, c'est chaque fois nous qui avons dû payer la note. Il y a eu des soucis avec l'achat de matériel, et nos T-shirts deviennent pourris ; j'ai un collègue qui a des bottes trouées, et ils ne disposent plus de bottes de 42-43, les pointures les plus courantes. Dans mon poste et ce n'est pas une exception, je crois on est à fond en sous-effectif, car ils n'ont pas assez de gars et on est tous en train de faire des heures sup à crever pour combler les trous. C'est chaque fois nous qui comblons les manquements de la hiérarchie et des politiques, ou des deux à la fois.

PN– Il y a un manque de matériel, d'habillement et d'infrastructures. Pour la majorité d'entre nous, on vit littéralement dans des trous à rats. Où il y a des rats. Mon collègue est dans une nouvelle caserne qui est bourrée de défauts.

MH– Elle a été mal conçue, ça, c'est clair.

PN– Il y a des trucs qui tombent en ruine et qui ne sont pas réparés, ou pas à temps. Un hiver, on a eu ici des casernes où il n'y avait plus d'eau chaude. On pourra dire : « On s'en fout de l'eau chaude pour les pompiers. » Mais on a besoin de prendre une douche après les incendies : c'est une question de décontamination, de santé pour les pompiers. Il y a donc eu une accumulation de problèmes qu'on n'accepte plus.

Alors que le syndicat libéral, le SLFP, a fait une déclaration qui informait sur le projet, nous, à la CGSP, on informe, mais on dit aussi : « Pour nous, ça pue, il y a des menaces sur nos horaires de travail, il y a des menaces sur ce qu'on va gagner, ce n'est pas clair et on va attaquer les primes des équipes spéciales. Et ça, c'est hors de questions. » On a publié cette position qui a un peu enflammé les choses. Cela a été discuté beaucoup dans les casernes. On s'est dit : avec ces deux remaniements, on va un peu montrer les muscles, on vient à une vingtaine pour montrer qu'on est là. Très vite, cela s'est envenimé, et le SLFP a été poussé à se positionner contre, ce qu'il a fait. Ils ont viré la barre et ils ont proposé une action un autre jour. On a dit : d'accord, mais on y va pour trois jours de mobilisation en une semaine.

MH– Moi, j'avais peur que cela soit une mauvaise idée, que l'on ne soit pas assez nombreux. Car il y a des gars qui viennent de loin.

PN– Cela s'est enflammé complètement : le premier jour, on s'est retrouvé à 300 !

MH– On est 1000 dans le service, donc, 300, ça fait 30 % des effectifs qui sont là, sans compter une partie des mecs qui sont au boulot.

PN– Donc, avec 300 pompiers qui quittent la caserne, on a notre première action [le lundi 17 juin]. Les officiers supérieurs sont copieusement arrosés d'insultes et de pétards, car, pour nous, ils sont complètement disqualifiés. Soit ils étaient au courant de ce qui se passait et il ne nous l'ont pas dit ; soit ils n'étaient pas au courant, mais alors, quand tu es chef du plus grand service d'incendie de Belgique et que tu n'es pas au courant, c'est que tu es complètement disqualifié par le politique. Alors tu as le choix : soit démissionner en protestation, soit directement mener la lutte. Nous avons cité l'exemple du général en chef en France : quand Macron lui a dit qu'il rabotait le budget de l'armée, ce général a démissionné. Pour nous, il devait prendre position. Ici, chez nous, ils ont dit qu'ils n'étaient pas au courant mais qu'ils nous soutenaient. Mais cela a été vu comme un signe de faiblesse et un signe de lâcheté.

Il y a donc eu la seconde journée de mobilisation [le mercredi], lors de la première journée de négociations au cabinet de Jodogne. Cela a été le bordel dans tout Bruxelles. Avec toute une série d'incendies qui ont fait venir les camions, de très bonnes actions. Il y a eu la minute de silence à Maelbeek en mémoires des attentats : Après les attentats, on a reçu un prix de « citoyens de l'année », on a été des héros ! Mais les services publics sont délaissés, et on a donc fait une minute de silence pour les attentats, pour rappeler cela aux politiques. Il y a eu aussi certaines actions qui ont été moins bonnes. Mais j'étais convaincu qu'on allait être 100. Et à chaque fois, on a été autour de 300.

MH– Et ce n'étaient pas chaque fois les mêmes têtes, car il y avait les gardes à effectuer.

PN– En ce qui concerne la négociation, où j'ai été, la ministre nous a présenté un texte où on y gagnait, mais c'était un projet bricolé pour qu'on puisse nous y retrouver.

MH– Comme on était au courant de la note interne, on savait qu'elle ne jouait pas franc-jeu. Tu ne peut pas négocier avec quelqu'un dont tu sait qu'il essaie de t'enrouler. Tu as cette info : donc, tu te demandes ce qu'elle veut te faire passer d'autre comme saloperie.

PN– Les délégations sont retournées à la base et les gens n'ont rien voulu entendre. Ils disaient : « c'est bon, arrêtez les négociations ».

EL- Pourquoi étaient-ils pour l'arrêt des négociations ?

PN– Je crois que c'était parce qu'ils étaient déjà remontés du fait même du passage en force de ce projet en première lecture. Ils voulaient au minimum un statu quo.

C'était donc un blocage complet. Les gens nous reprochaient en fait d'avoir négocié. Mais ce qu'ils ne comprenaient pas, c'est qu'on n'avait pas négocié : on était là pour écouter ce que Jodogne allait nous proposer. Pour eux, c'était non. Je l'ai compris après coup, mais c'était leur position qui était correcte, celle de dire : « Nous n'entrons pas à négocier, ce qu'elle nous propose n'est pas négociable. » Et ils ont eu raison.

MH– A la base, je n'avais jamais pensé que c'était une bonne idée d'arrêter les négociations si tôt, mais en fait, c'était vraiment le truc à faire.

PN– Cependant, certains collègues pensaient qu'on avait quelque chose à gagner. Ici les gars en manif n'étaient pas pour négocier. Ils constataient que c'était le même projet.

MH– Et ils montraient la note en disant : on sait que vous nous prenez pour des cons.

PN– Sur base de cela, on a eu notre troisième journée de mobilisation [le vendredi], où on a décidé de convoquer une assemblée générale. Car il y avait un problème de fossé entre les syndicats et la base, ainsi qu'un problème de structuration : dans la communication, où les médias reprennent toujours les mauvaises images ; et dans nos actions, notre discours à la population, où il y a eu ces actions malheureuses à la gare Centrale [le 19 mai, où des pétards ont été lancés dans le hall] et au cabinet. Et il fallait aussi avoir un groupe de suivi. Avec des délégués, et d'autres gars qui ne sont pas délégués, on a commencé à voir qui pourraient être les porte-parole adéquats.

MH– C'est d'une importance capitale chez nous , car on a des gros caractères, et si tu n'as pas quelqu'un pour canaliser le débat… Il faut que cela soit quelqu'un qui ait de l'ancienneté. Comme à l'armée ou à la police, je pense. Chez nous, on dit que l'ancienneté est un grade. Tu peux avoir un mec qui n'a rien de tout comme insigne sur la poitrine ; mais si le mec à 30 ans de service, il est respecté. Mon chef, c'est un sergent, il parle à un sergent comme si c'était son pote. Un gars qui est respecté par les hommes, un opérationnel, un gars qui va au feu, qui n'a pas peur. Et qui en caserne n'a pas peur d'ouvrir sa gueule.

PN– Et, bien sûr, un gars qui accepte de faire ce boulot et un gars qui ne soit pas étiqueté syndicat. Qui pourrait être affilié au syndicat, qui pourrait même être délégué, mais qui n'est pas étiqueté sur sa face comme « délégué du syndicat ». Entre nous, on a sorti quelques noms, mais il y a des groupes qui se sont créés dans lesquels la même réflexion a eu lieu, et quelques noms ont commencé à sortir. On s'est rendu compte que c'étaient quasiment les mêmes. On a commencé à contacter les personnes. Donc, on s'est dit : il faut des porte-parole référents pour les médias, mais aussi des référents pour l'action. Ensuite, qu'est ce qu'on attend des syndicats ? La rupture des négociations ! Très vite, les présidents des syndicats étaient d'accord. Enfin, troisième chose : il fallait créer un comité, une tête légitime, qui s'appelle le comité de concertation. Chaque groupement, chaque compagnie élit un gars, doublé d'un suppléant, pour organiser avec une légitimité la lutte dans le temps contre ce projet, et aussi pour organiser le discours que l'on doit avoir face aux médias, ou encore les consignes en manifestation. Est-ce qu'on sort en tenue complète avec nos casques, nos haches, etc. ? Est-ce qu'on va pour acte de désobéissance civile ? Est-ce qu'on rentre, ou pas, dans un bâtiment ?

Donc, on a eu l'assemblée générale où l'on a essayé que ces personnes prennent la parole et proposent ces points, notamment sur ce comité. Et qu'eux donnent le mot d'ordre et fassent passer au vote ces propositions. Il y a eu deux votes qui ont été unanimes : un, arrêt des négociations par les syndicats – les syndicats ont directement dit amen ; et deux, constitution de ce comité de concertation. C'était des votes à mains levée dans cette assemblée de 250 personnes.

On a convoqué beaucoup les médias, car on a vu qu'on avait perdu la bataille des médias et on a voulu y remédier. Notamment, la Lettre ouverte de mon collègue à permis vraiment de recadrer l'ensemble, même pour beaucoup de gars qui avaient oublié l'importance du message à la population. Car pour nous, c'est notre plus grand soutien : on n'a pas le droit de grève et c'est donc comme cela qu'on gagne. Et il y avait aussi le message suivant à faire passer par les porte-parole : « OK les pétards, on n'arrête pas ; mais on ne balance pas ça sur les civils. »

MH– Car lors de la dernière journée [du mercredi 19 juin], c'était limite. Quand t'es fâché, tu t'énerves et tu ne te rends pas compte que, quand tu balances ton pétard comme ça, ben, il y a une maman qui passe avec sa poussette et le bazar pète à un mètre cinquante d'une gamine.

PN– On a aussi essayé de recadrer sur l'alcool, car les gars, ils buvaient des coups et ils s'éméchaient. Donc, on s'est dit qu'il fallait qu'on recadre cette question. On ne va pas l'interdire, mais y aller discrètement, mesurément. Mais aujourd'hui [vendredi, 21 juin, la troisième manifestation], ça a été bien respecté.

Concernant l'attitude par rapport à la police : faire un acte de désobéissance civile, ce n'est pas un problème en soi, mais on a vu que l'on y avait pas mal de soutien, car eux aussi ont plus ou moins les mêmes problèmes. Donc, il faut partir sur une base de sympathie, et ça a marché du tonnerre.

EL- Quelles sont les perspectives ?

MH– Je pense que c'est difficile de savoir, car déjà cela à fort changé en 24 heures. C'est en train de se réorganiser, et tout le monde attend des infos.

PN– On a donc été voir la Jodogne en front commun, pour lui montrer la note et pour dire qu'on quittait les négociations. On a aussi été voir le PS, car Jodogne nous disait que ce n'était pas son parti [DéFI] qui allait terminer les négociations. Donc, on a été voir le plus gros parti. Puis on a été devant la FEB pour rendre hommage aux victimes de l'attentat des CCC [du 1er mai 1985] et il y a eu une minute de silence en hommage aux deux collègues décédés là-bas. C'était un moment de cohésion du groupe, qui n'avait pas grand-chose à voir avec la manifestation en elle-même, mais c'est rare qu'on soit rassemblé avec autant de pompiers. On est montés au PS pour voir ceux qui se préparent pour gouverner. Le message à été très rassurant. Fadilah Lanan à déclaré : « Jodogne nous a piégés », et « on ne revient jamais sur les droits acquis, c'est dans les statuts du parti ». Mais bon, on sait bien que le PS est déjà revenu sur beaucoup d'acquis. Et enfin, ils ont déclaré bloquer les négociations jusqu'en septembre. D'accord, c'est du baratin du PS, mais c'est le message qui a été donné à la presse.

MH– Ils ont intérêt à s'y tenir, car sinon, là, les gars ils cassent tout. Les pompiers, nous sommes assez francs, et si on nous trahit, comme ça, ça ne passera pas.

EL- Et maintenant ?

PN– Le défi est de constituer ce comité de concertation. Un mail à été envoyé aux adjudants, donc, je pense que la plupart vont organiser l'élection d'un délégué et d'un suppléant. On va attendre que chaque compagnie va être appelée à se réunir. Ensuite, il va falloir durer sur la longueur. Il va y avoir une certaine démobilisation si on ne fait rien. Mais également si on fait trop. Donc, il va falloir trouver un équilibre correct : rester mobilisés dans les casernes et marquer le coup pour mettre la pression.

EL- Avez-vous quelque chose à rajouter.

PN : Tout d'abord, après discussion avec des anciens, c'est clair que c'est le meilleur mouvement social des pompiers depuis une vingtaine d'années. Car il y a vraiment une très bonne cohésion ; et c'est très important, car on est dans un turn-over très important et beaucoup ont été étonnés de voir beaucoup de jeunes engagés.

Ensuite , les zones de secours ont subi plus ou moins la même réforme en 2015, en outre beaucoup plus dure. Elles ont riposté, mais de manière très marginale, et elles se sont fait avoir. Moi, je pense qu'on a montré un exemple qui a été regardé par d'autres postes du royaume. On peut voir qu'on a essayé de faire passer une réforme et que les gars sont sortis pendant trois jours de manière disciplinée et massive, et le politique se crispe. On lui a fait peur. Et cela va être vu, même par la police, et très clairement par les infirmiers qui sont aussi en lutte.

Photos: Page Facebook CGSP-ACOD SIAMU – Merlin de Halleux