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Ligue Communiste des Travailleurs

Section belge de la Ligue Internationale des Travailleurs -
Quatrième Internationale (LIT-QI)

« L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » K. Marx

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Covid et la petite bourgeoisie appauvrie. Une analyse sociale du négationnisme.

La diffusion de théories négationnistes en relation au Covid est un fait. Si le phénomène a incontestablement des aspects psychologiques – lorsqu'une réalité est difficile à accepter, elle tend à être niée, construisant un monde qui offre une consolation illusoire – il serait réducteur de ne le considérer que du point de vue de la psyché individuelle. Il est clair qu'il s'agit d'un phénomène social : le négationnisme se propage dans de larges couches de la population, et il devient surtout l'idéologie de groupes, de mouvements et de partis politiques qui, dans certains pays, alimentent des manifestations de masses. Dans cet article, nous essaierons donc d’en expliquer l'origine sociale. Nous pensons que la cause principale de la propagation du négationnisme se trouve dans une caractéristique typique du capitalisme en phase de crise et de décadence : l'appauvrissement massif de la petite bourgeoisie et des classes moyennes (accéléré de façon drastique par la pandémie).


Fabiana Stefanoni
Partito di Alternativa Comunista (PdAC), la section italienne de la LIT-QI
15 novembre 20201


Négationnistes de droite

Par le terme « négationnisme », nous désignons un ensemble de croyances, de théories, d’attitudes destinées à nier, de manière plus ou moins flagrante, l’existence d’une urgence sanitaire (c’est-à-dire d’une pandémie) nécessitant des mesures de protection extraordinaires. La gamme des partisans de cette idéologie est très large et comprend des secteurs apparemment hétérogènes du point de vue de la position économique et culturelle.

Les expressions les plus extravagantes (et dangereuses) sont représentées par les mouvements dits No Mask (pas de masques) qui ont généré, notamment dans certains pays européens – l'Allemagne, la France, l'Espagne, l'Angleterre – une participation à des manifestations de protestation contre les mesures de quarantaine (qui porteraient préjudice à la « liberté individuelle ») : ces manifestations sont dans de nombreux cas hégémonisées par des groupes d'extrême droite, néonazis et populistes. (En Italie aussi, les partis d'extrême droite ont promu des manifestations contre la « dictature de la santé », même si pour le moment avec moins de participation que dans d’autres pays.) Dans certains cas, ces croyances sont parallèles à d'étranges théories de complot (comme celle sur le pouvoir insondable de la 5G) et à des croyances xénophobes et réactionnaires. (Les « infecteurs » seraient des étrangers, en particulier des immigrants chinois et africains.)

Les positions ouvertement négationnistes ont également des expressions institutionnelles, en particulier dans les pays dirigés par des dirigeants populistes et de droite : au Brésil, par exemple, c'est le président Bolsonaro lui-même qui est devenu le porte-parole du négationnisme. De même, Poutine et le désormais ancien président Trump ont souvent promu des théories de ce type, affirmant explicitement qu'il n'y a pas de danger sérieux lié à l'épidémie.

Nous voudrions ajouter qu’il s’agit d’un phénomène hétérogène également du point de vue culturel : ce ne sont pas exclusivement des ignorants, comme « Angela da Mondello » [une campagnarde devenue célèbre en Italie pour avoir crié dans la langue de son village devant une caméra de télévision : « il n’y pas de covid », ndt], ou ceux qui ont essayé de nous faire croire que le virus n'existe pas ou n'est pas dangereux. Des médecins, des intellectuels, des artistes et des journalistes de renom entrent également dans cette catégorie. Et il ne s'agit pas uniquement de cas grotesques (les Zangrillo et Sgarbi de service, pour ainsi dire)2 : en Italie, le message selon lequel le virus ne représentait pas une menace a eu plus de porte-paroles qu'on ne veut le croire aujourd'hui (et non seulement de droite).

Pour expliquer ce phénomène social, pour expliquer pourquoi l'idéologie négationniste se répand dans de larges couches de la société, provoquant des manifestations de masses (comme en Allemagne), il faut examiner la société, et, plus précisément, une classe sociale. : la petite bourgeoisie.

Petite bourgeoisie et crise économique

Quand on parle de la petite bourgeoisie (ou des classes moyennes), on se réfère à un groupe social large et hétérogène, comprenant toutes les couches sociales intermédiaires entre la classe ouvrière et la grande bourgeoisie industrielle et financière : commerçants, petits gérants, artisans, fonctionnaires, intellectuels, managers, propriétaires de petites entreprises familiales, petits et moyens propriétaires fonciers, etc. Il s’agit d’une classe hétérogène comprenant tant certains secteurs riches, qui en termes de conditions économiques et de style de vie sont similaires à la grande bourgeoisie (on pense par exemple aux managers d'entreprise), que des secteurs pauvres qui se confondent avec le prolétariat (et parfois avec les lumpens). Marx la définit comme « une classe intermédiaire au sein de laquelle les intérêts des deux classes sont atténués » et que pour cette raison « s'imagine au-dessus des conflits de classe ».3

Dans les phases de profonds changements historiques et, en particulier, en période de crise économique (comme celle que nous traversons), la petite bourgeoisie s'appauvrit, grossissant ainsi les rangs du sous-prolétariat. Dans de telles phases, on remarque des phénomènes de nature idéologique et politique tels que ceux dont nous parlons.

Si la classe ouvrière reste à l'écart, à cause de ses dirigeants opportunistes, et ne s’érige pas en tant que protagoniste de la vie politique, la petite bourgeoisie occupera la scène. Il s’agit d’une classe beaucoup plus faible que la classe ouvrière : cette dernière contrôle en fait les moyens de production et de transport et peut, par la grève et la lutte, changer le cours politique des événements. La petite bourgeoisie n'a pas cette force : c'est une classe atomisée, désorganisée, dont les membres sont isolés et enfermés dans un horizon étroit, parfois mesquin (« poussière d'humanité », selon la définition de Trotsky). C'est pourtant une classe qui peut se faire sentir, même à haute voix, quand la scène est libre. Comme le disait Marx, elle peut même se présenter comme « au-dessus des conflits de classe ».

Revenant au contexte actuel : ces dernières années, la petite bourgeoisie a subi un rapide appauvrissement de masse, en particulier dans les pays impérialistes. Déjà durant les années précédentes, le mécontentement de cette large couche sociale – qui, étant numériquement importante, a un poids notable dans les élections – a donné lieu à de nouveaux phénomènes politiques autoproclamés « ni de droite ni de gauche » (allant du M5S en Italie à Podemos en Espagne), et a amené des personnages grotesques privés de toute profondeur politique à la tête des États (de Di Maio à Conte, de Trump à Bolsonaro).

Si, paraphrasant Marx, l'histoire du monde semble avoir été réduite, d’élection en élection, à une succession de dérisions4, la raison réside avant tout dans le phénomène social que nous avons décrit. Les masses petites-bourgeoises, impatientes à cause de la dégradation drastique de leurs propres conditions de vie, et incapables d'une expression politique véritablement autonome en raison de leur composition hétérogène et fragmentée, trouvèrent la seule unité possible dans un vote de contestation, donnant leur consentement à des types aussi limités que la limite, par la force des circonstances, de l'horizon de vie du commerçant : le soir, les comptes doivent être en équilibre, quel qu'en soit le prix en termes de respectabilité, de culture et d'intelligence.

Et arriva le Covid...

La pandémie porta un nouveau coup dur aux conditions de vie des classes moyennes et, en particulier, à ses secteurs les plus pauvres. Lorsqu'ils accèdent au gouvernement, les partis qui doivent leur fortune électorale au malaise de la petite bourgeoisie s'accrochent au wagon de la grande bourgeoisie : ils ne développent pas une politique autonome, mais finissent par soutenir des politiques qui profitent à la grande industrie et à la finance. Les gouvernements du monde entier, même ceux avec une participation significative de partis basés sur la petite bourgeoisie (comme le M5S ou Podemos), ont durement attaqué avec leurs politiciens non seulement la classe ouvrière, mais aussi ces couches intermédiaires. Ayant à choisir entre la grande bourgeoisie industrielle et financière et les autres classes sociales, ces gouvernements n'ont pas hésité de à se positionner : d'énormes ressources publiques ont été accordées à la grande industrie, ne laissant que des miettes aux salariés, aux commerçants, aux travailleurs indépendants. Les timides mesures de quarantaine adoptées par les gouvernements du monde entier ont rarement mis la fermeture d'usines à l'ordre du jour, tandis que les restaurants, les bars et les petites entreprises ferment sans aucune subvention économique digne de ce nom.

Sous la vague de déception, la petite bourgeoisie, se rendant compte que ses poches sont de plus en plus vides, peut entrer en scène avec des actions de protestation, comme cela se passe en Italie avec les manifestations contre les mesures de confinement. Sur le plan idéologique – de la mentalité, comme on dit – les théories négationnistes à propos du Covid ont trouvé un terrain fertile dans cette classe appauvrie. Si joindre les deux bouts était déjà difficile pour les restaurants et les petites entreprises, la fermeture des activités et les pertes économiques qui en découlent sont un fantôme à exorciser. « Si le Covid ferme mon entreprise, alors le Covid n'existe pas ! Si l'obligation des masques va de pair avec la perte de clients, à bas les masques ! » : c'est à ce raisonnement que sera adopté par le petit bourgeois, qui a construit tout le sens de sa vie autour de ce qui se passe avec son magasin.

Ce n'est pas un hasard si des groupes fascistes et d'extrême droite profitèrent de la situation pour devenir les porte-parole du malaise de ces secteurs. Même s’y sont joints des secteurs de « gauche » qui, n'ayant pas de perspective de classe ni de système, voient dans toute protestation un signe positif de rébellion.5 Comprenons bien : la petite bourgeoisie est vraiment victime de la honteuse politique bourgeoise des gouvernements. C'est surtout un secteur qui a toujours joué un rôle important dans les révolutions : pour qu'une crise sociale mène à la révolution, écrivait Trotsky dans les années 1930, « il faut que les classes petites-bourgeoises se dirigent de manière décisive vers le prolétariat ».6 Mais elles ne peuvent pas être à la tête des mobilisations : elles doivent trouver dans la lutte un solide guide d'action dans la classe ouvrière organisée, qui puisse représenter, dans la tête du petit-bourgeois, une alternative radicale et crédible aux tentantes sirènes de l'extrême droite.

La classe dirigeante laisse faire

Si la base de classe de l'idéologie négationniste se trouve dans les classes moyennes, il est également vrai que la classe dirigeante – celle qui possède les moyens de production, c’est-à-dire la grande bourgeoisie – se montre totalement incapable de s'opposer à cette idéologie. Au contraire, elle a laissé faire ces derniers mois, ce qui a servi à renforcer ces théories réactionnaires. Ne voulant pas mettre en œuvre des mesures de quarantaine généralisées efficaces et réelles, et essentiellement soucieuse de maintenir en vigueur la production et la vente de marchandises (et donc de maintenir des taux de profit élevés), elle a soutenu, en accord avec ses gouvernements, la fausse conviction qu'il est possible de « vivre avec Covid ».

Les gouvernements bourgeois du monde entier ont plus ou moins approuvé l'idée que la pandémie ne représente pas un réel danger pour les masses populaires : de Macron à Sánchez, de Conte à Merkel, tous les principaux dirigeants des pays capitalistes ont justifiés l'assouplissement des mesures de quarantaine avec des discours destinés à masquer l'existence d'une pandémie en plein essor. Les arguments utilisés ont été les plus absurdes : de celui selon lequel le virus était sous contrôle (alors qu'au contraire des centaines d'infectés étaient enregistrés), à la fausse croyance qu'il avait muté en un variant moins mortel et moins dangereux.

La grande bourgeoisie, on le sait, contrôle aussi les médias : et ce n’est pas par hasard qu’en Italie, toute la presse bourgeoise et toutes les émissions de radio et de télévision (entrecoupées de publicités invitant les gens à acheter comme si la vie était revenue à une normalité absolue) ont offert un soutien non négligeable au discours négationniste. Pendant des mois, ils ont caché ou minimisé les données sur le Covid, laissant entendre que l’urgence était terminée. En Italie, ce n'est pas par hasard qu'un énorme espace médiatique a été donné à des monstres comme Zangrillo, souvent invités à des émissions d'orientation opposée à celles de cette canaille berlusconienne (pensez à l'Annunziata ou Gruber, tous deux animateurs d’émissions de télé très fidèles à la ligne du Parti Démocrate) : ils ont semé la confusion dans la conscience des masses, toujours plus pauvres et désireuses de revenir à la « normalité ». « Le virus est cliniquement mort » ; « Non, il n'est pas mort, mais il s'est affaibli » ; « Zangrillo exagère mais, en fait, les choses vont mieux avec la chaleur » ; « Le virus semble moins agressif » ; etc. Il suffisait d'allumer la télé ou la radio pour entendre des arguments de ce type répétés de manière obsessionnelle. Il n'est pas étonnant que, dans ce bourbier d'idées, des jeunes soient allés aux discothèques ou allés prendre un apéritif en groupe dans les Navigli [quartier des canaux de Milan, où les jeunes vont boire, ndt.]. Si les faits sont présentés de manière nébuleuse et ambiguë, autant croire à la version qui implique le moins de sacrifices.

Dans la meilleure des hypothèses, une confusion dangereuse se produisit autour du danger du Covid : et cette confusion a été très utile aux profits de la bourgeoisie. Le fait de croire que l'urgence était terminée a servi à réactiver le marché : qui, après tout, aurait acheté une voiture ou une nouvelle maison en sachant qu'il faudra passer un autre hiver comme celui que nous traversons, au cours duquel on risque de mourir de faim ou du Covid ?

Si maintenant nous nous trouvons chaque jour avec des centaines de nouveaux décès, avec des dizaines de milliers de nouveaux infectés, avec des hôpitaux saturés, nous savons qui remercier : les capitalistes ont préparé le plat, les médias l'ont assaisonné, et, pour finir, le gouvernement l'a servi !

Le rôle de la classe ouvrière

Une fois de plus dans l'histoire, la solution est entre les mains de la classe ouvrière. Seule la classe ouvrière, dirigée par le parti révolutionnaire, pourra offrir une issue à la catastrophe en cours. Déjà en mars, les ouvriers en Italie démontrèrent qu'ils n'étaient pas destinés au rôle de spectateurs passifs : ils partirent en lutte, ils organisèrent des grèves de fond, avec une participation qui n'avait pas été vue depuis des années, souvent en opposition aux perspectives de leurs dirigeants syndicaux (qui les invitaient à y renoncer). De plus, ces jours-ci, les ouvriers organisent de dures luttes et des grèves dont on parle peu : de Whirlpool (Naples) à l'Ex-Ilva (Gênes), en passant par Sevel (groupe FCA) d'Atessa. De nombreuses grèves sont en cours dans d'autres secteurs, des écoles à la poste, des transports aux soins de santé. C'est à partir de ces expériences, qu'il faut organiser et généraliser, que les bases peuvent être posées pour une reprise de la lutte de classes aussi en Italie, et capable d'entraîner également des secteurs de la petite bourgeoisie appauvrie, dans la perspective du renversement du capitalisme.

Beaucoup de gens, y compris dans le prolétariat, s’étaient fait des illusions sur la fin de l'urgence sanitaire. Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante et elles contaminent également la conscience des salariés. La réalité se présente maintenant telle qu'elle est : une réalité amère. Mais lorsque le voile de la tromperie se déchire, lorsque le monstre ôte son masque – le capitalisme qui sacrifie des millions de vies humaines pour la soif de profit – la possibilité d'un changement de conscience s'ouvre également dans l’avant-garde des luttes. Les travailleurs ont fréquenté un apprentissage difficile, ce qui a entraîné des coûts élevés en termes de vie et de santé. Mais c'est en même temps un apprentissage de la vérité : la fin de l'illusion que ce système peut encore garantir une existence digne, peut devenir le début d'une transformation révolutionnaire.


Notes:
[1] https://www.partitodialternativacomunista.org/politica/nazionale/covid-e-piccola-borghesia-impoverita
[2] Alberto Zangrillo, medecin et professeur d'université, est connu en Italie comme « le médecin de Berlusconi ». Vittorio Sgarbi, critique et historien d'art, commentateur de télé, est un ancien député de Forza Italia (un parti de droite), NdT
[3] Marx, Karl. Le 18 brumaire de Luis Bonaparte (1852).
[4] La référence est à un passage célèbre de La Lutte de classe en France, où Marx définit l'élection de Louis Bonaparte à la présidence de la République française (10 décembre 1848) comme « une blague de l'histoire mondiale » (La comparaison se justifie puisque ce résultat électoral avait pour cause principale le mécontentement des paysans.)
[5] C'est le cas, par exemple, de certains centres sociaux, mais aussi de certains secteurs syndicaux, qui se sont joints aux manifestations contre la fermeture des activités commerciales. Nous approfondirons dans d'autres articles le rôle des secteurs intellectuels ainsi que de nombreuses organisations politiques et syndicats de gauche dans l'approbation de dangereuses politiques de soutien aux réouvertures (notamment en ce qui concerne le thème de l'ouverture des écoles, des théâtres, des cinémas).
[6] Trotsky, León. Et maintenant ? (1932).