Le 11 septembre dernier, une impressionnante vague de protestations radicales a éclaté dans presque tout le monde arabe, alors que le processus révolutionnaire est toujours en cours en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
L'explosion populaire a comme cible les ambassades et les principaux symboles du pouvoir impérialiste dans la région. C'est la circulation d'une vidéo – produite aux Etats-Unis et ridiculisant Mahomet et la religion musulmane elle-même, en présentant ses adeptes comme des « immoraux », pratiquant la violence gratuite - qui a mis le feu aux poudres. Cette provocation a été suivie par d'autres, telles que la publication de caricatures offensantes du prophète musulman, dans un hebdomadaire français et dans un allemand.
La colère populaire a pris de l'ampleur, au point de devenir incontrôlable et de déclencher une véritable crise internationale. Les protestations se sont étendues presque simultanément à près de 30 pays avec prédominance de la religion musulmane, de Tunis à Kuala Lumpur, de l'Egypte au Yémen. Les affrontements entre manifestants et forces de répression se soldent par des centaines de blessés et de détenus, et plus de 50 morts.
Cette situation déséquilibre l'administration Obama – en pleine campagne électorale – et les nouveaux gouvernements arabes issus du renversement de plusieurs dictatures.
Le point culminant de ces événements est survenu en Libye où, dans le cadre d'une mobilisation de masses, des miliciens armés ont attaqué le consulat américain et ont ouvert la voie à une foule en colère qui est entrée dans le bâtiment et y a mis le feu. Dans cet incident violent, l'ambassadeur étasunien en Libye, Christopher Stevens, et quatre autres fonctionnaires de ce pays ont trouvé la mort.
Ce n'est pas rien : la dernière fois qu'un ambassadeur étasunien a été tué en fonction, c'était en Afghanistan, il y a 33 ans. En outre, Stevens était un diplomate important, considéré comme un spécialiste des questions du Moyen-Orient, et lorsque la guerre civile a éclaté en Libye, il a été directement impliqué dans les négociations avec le Conseil national de transition (CNT) et l'OTAN.
En Egypte, le jour même où ces événements sont survenus en Libye, des centaines de manifestants ont escaladé les murs de l'ambassade étasunienne au Caire, ont arraché son drapeau, l'ont brûlé et l'ont remplacé par un autre avec des slogans islamiques. Dans une série d'affrontements avec la police de Mohamed Morsi, un président appartenant aux Frères musulmans, il y a eu un mort et plus de 250 blessés. En même temps, un groupe armé a attaqué une caserne de l'ONU et tué huit soldats égyptiens dans la péninsule du Sinaï, où Morsi développe depuis le début août une répression conjointe avec Israël contre de supposés « groupes terroristes ».
En Tunisie, quatre personnes ont été tuées et des centaines blessées dans des manifestations similaires.
Au Yémen, des manifestations de masses ont également entouré la légation étasunienne à Sanaa, la capitale, et de violents combats avec la police locale se sont soldés par quatre morts et quinze blessés.
Au Pakistan, des colonnes de plus de 15 000 personnes ont essayé d'atteindre le consulat étasunien et, en chemin, elles ont brûlé 20 véhicules, 3 banques étrangères et 5 cinémas. La police pakistanaise a tiré à balles réelles, tuant 19 personnes et blessant plus de 200.
Des manifestations ont aussi eu lieu en Iran, à Bagdad, en Inde, au Maroc, dans la bande de Gaza, en Indonésie, au Bangladesh, et même à Sri Lanka, beaucoup d'entre elles au cri de « Mort à l'Amérique et à Israël ! ».
Puis, ce qui a commencé comme une expression du rejet des Etats-Unis s'est étendu à des représentations politiques et commerciales d'autres pays impérialistes. Au Soudan, une foule a attaqué les ambassades de France et d'Allemagne. En Iran, des centaines de personnes ont protesté contre l'ambassade qui répond à Paris.
L'extrême droite jette de l'huile sur le feu
Partout dans le monde, l'extrême droite a profité de la situation pour attiser le feu, en particulier celle liée à l'intégrisme catholique. Elle le fait, non seulement par ses convictions profondément réactionnaires, mais aussi pour se différencier des autres expressions politiques bourgeoises.
Aux Etats-Unis, où le président Obama est obligé de faire preuve de prudence, son principal adversaire dans la course à la Présidence, le républicain Mitt Romney, a proféré toutes sortes de commentaires, le jour de la mort de l'ambassadeur étasunien en Libye, accusant Obama de se soucier davantage de ne pas offenser l'islam que de défendre les « valeurs américaines », telles que la liberté d'expression.
En fait, c'est sous le couvert de la « liberté d'expression » que se profèrent les principales provocations et insultes envers les peuples arabes, toutes avec une connotation xénophobe évidente et une intention de criminaliser ces peuples. Marine Le Pen, dirigeante du Front national français (d'extrême droite), a revendiqué l'interdiction d'utiliser en public le voile, la kippa, et en général « tous les signes religieux », sans toutefois mentionner, bien sûr, les symboles catholiques, cette religion étant acceptée et promue principalement par l'impérialisme.
A New York, il eut un autre cas choquant. Un juge a autorisé que dix annonces, qui assimilent les musulmans à des sauvages, soient exhibées dans les stations de métro. Sur l'annonce, parrainée par des militants des groupes « Stop à l'islamisation en Amérique » et « Défense de la liberté américaine », figure : « Dans toute guerre entre l'homme civilisé et le sauvage, soutenez le civilisé. Soutenez Israël. Battez le Jihad ».
Quelle est la nature de la contestation ?
De toute évidence, cette vague impressionnante de manifestations radicales simultanées, pointées sur une cible commune, les ambassades et les symboles des Etats-Unis, ne s'explique pas uniquement par l'indignation compréhensible, causée dans les masses musulmanes par ce film grossier.
Il n'y a pas de doute que cette série de provocations dût nécessairement provoquer une énorme indignation chez les adeptes du Coran dont les théologiens les plus importants considèrent comme un sacrilège mortel le seul fait de peindre Allah et Mahomet, ou de les représenter d'une façon quelconque. Dans le monde chrétien, des provocations similaires contre Jésus-Christ ou contre le Pape donneraient certainement lieu à des sentiments pareils. Nous pensons cependant que l'aspect religieux, dont nous ne minimisons aucunement l'importance, n'est pas la raison fondamentale.
L'élément purement religieux n'est pas le facteur déterminant à la base des manifestations et des protestations radicalisées. Cela peut avoir été l'élément déclencheur, mais la principale explication de cette explosion de colère populaire se trouve, en général, dans l'exploitation et l'oppression, historiquement imposées par l'impérialisme dans toute la région, et plus particulièrement, dans le rejet de l'offensive idéologique de l'impérialisme – une offensive encore renforcée après le 11 septembre 2001 –, qui vise à établir l'idée que « tous les Arabes sont des terroristes ».
Les masses arabes ont interprété les provocations, non seulement comme une insulte à leurs croyances religieuses, mais aussi comme une offense contre leurs peuples et leur culture.
Les classes exploitées de cette région ont une conscience importante du pillage systématique de leurs richesses par les multinationales et les banques des pays impérialistes, à commencer par celles des Etats-Unis et de l'UE. Ce pillage fait partie d'une histoire politique colonialiste des grandes puissances économiques, accentuée encore ces dernières années avec les invasions et les occupations militaires en Afghanistan et en Irak pour piller les réserves de pétrole, ce à quoi il faut ajouter tous les effets catastrophiques provoqués par la crise mondiale du capitalisme dans les économies de la région.
La haine anti-impérialiste, ressentie à juste titre par les masses arabes, n'y est donc pas pour rien. Ce sentiment de répulsion s'étend à l'Etat nazi-sioniste d'Israël, du fait qu'il s'agit d'une enclave militaire et politique de l'impérialisme dans la région, un Etat génocidaire avec une histoire de plusieurs décennies d'agressions militaires et d'usurpation des territoires des peuples de la région, principalement du peuple palestinien.
La réaction et la politique de l'impérialisme
L'administration Obama a pris ses distances avec la vidéo controversée, à travers plusieurs déclarations, au point de payer de l'espace publicitaire dans sept chaînes de télévision pakistanaises.
Mais Obama a averti en même temps « qu'aucun acte de terrorisme ne restera impuni » et il a réaffirmé ensuite : « Nous allons affronter de nombreux défis, mais nous continuerons à défendre nos valeurs, ici et à l'étranger. C'est ce que font nos troupes, nos diplomates et nos concitoyens ». Il a ordonné le déploiement de deux navires de guerre et d'un groupe de 200 soldats d'élite de la Marine en Libye. Washington a également envoyé une force d'infanterie de la Marine pour renforcer la protection de ses diplomates au Yémen.
Une autre mesure d'urgence prise par le gouvernement étasunien fut l'évacuation de tout le personnel diplomatique « non essentiel » des ambassades de la Tunisie et du Soudan. Le gouvernement Hollande fit de même : après avoir interdit toute manifestation d'islamistes en France, il a décidé de fermer les ambassades, les écoles et les centres culturels français dans 20 pays musulmans. L'Allemagne et d'autres pays européens lui emboîtèrent le pas.
Politiquement, les Etats-Unis ont essayé de réaffirmer leur pose cynique d'« alliés » des révolutions arabes en cours. Obama tente de s'appuyer sur ce qu'il a été en mesure de capitaliser de sa politique de se repositionner face aux processus révolutionnaires tels que ceux de l'Egypte, de la Libye et de la Syrie. Cette politique est passée d'un soutien sans faille aux dictateurs à la promotion de l'expulsion de ceux-ci quand leur maintien devenait un élément de déstabilisation plutôt que de stabilisation de la situation politique. Mais tous ces réalignements et repositionnements tactiques n'ont pas effacé de la conscience des masses l'ensemble de l'oppression et des crimes, passés et actuels, de l'impérialisme dans la région.
Dans ce cadre politique, Hillary Clinton, la secrétaire d'Etat étasunienne, a exhorté dans un discours les peuples arabes de ne pas échanger « la tyrannie d'un dictateur contre la tyrannie de la foule ». Clinton exprime clairement l'intérêt de l'impérialisme pour que ces révolutions s'arrêtent avec le renversement de dictateurs et n'avancent pas dans des mesures anticapitalistes et anti-impérialistes.
En ce sens, Clinton a commencé à faire pression sur les gouvernements issus des révolutions en cours dans la région, en exhortant « les dirigeants responsables de ces pays, de faire tout le possible pour rétablir la sécurité et traduire en justice ceux qui sont derrière de ces actes de violence ». Face à la pression de l'impérialisme, tous les gouvernements ou directions bourgeois, à commencer par ceux de l'Egypte, de la Libye et de la Tunisie, ont réagi avec le doigt sur la couture du pantalon, pour se mettre au service de la « pacification » des émeutes.
Ce que montrent les protestations
La première chose qui saute à l'œil avec la vague d'explosions anti-impérialistes, c'est que le processus révolutionnaire en Afrique du Nord et au Moyen-Orient est toujours en cours, avec des hauts et des bas, avec des inégalités en termes de profondeur et de rythmes politico-militaires, tout au long de la région. Cela confirme, une fois de plus, le caractère international de ce processus, contre ceux qui cherchent à séparer les processus et les analysent de manière fragmentée, et non comme des particularités d'un ensemble.
Prenons quelques cas significatifs. Nous pouvons voir que, dans des pays comme la Tunisie ou le Yémen, où l'impérialisme et les directions bourgeoises du processus révolutionnaire avaient pris des mesures importantes pour stabiliser la situation politique, la réalité est encore loin de cet objectif.
Le cas de la Libye est un exemple plus éloquent encore du fait que ni l'impérialisme, ni les bourgeoisies arabes ne peuvent se reposer sur leurs lauriers. Cela fait presque un an que, dans ce pays, une révolution populaire a renversé et détruit le régime de Kadhafi. L'ancienne CNT et l'impérialisme ont réussi à incorporer des éléments de la milice dans leurs plans de reconstruction de l'armée et de l'Etat bourgeois, qui avaient été détruits par la révolution. D'autre part, ils ont réussi à dévier partiellement le processus vers les élections législatives de juin et l'investiture d'un nouveau parlement et d'un Premier ministre. Mais c'est un fait qu'il existe encore des centaines de milices populaires armées dans le pays. C'est une de ces milices qui fut protagoniste de l'attaque contre l'ambassade étasunienne et qui a assassiné l'ambassadeur Stevens.
La vague d'attentats contre les ambassades des Etats-Unis a également mis en évidence la nature essentiellement contre-révolutionnaire des directions bourgeoises et pro-impérialistes qui, en raison de la crise de direction du prolétariat, ont dirigé jusqu'à maintenant les processus révolutionnaires contre les dictatures dans la région. Toutes ces directions, à commencer par les Frères musulmans et les gouvernements de la Libye, du Yémen et de la Tunisie, se sont empressées de « présenter des excuses » à leurs maîtres impérialistes pour les attaques et les manifestations, et elles ont rivalisé pour être le premier à « assurer la sécurité » des propriétés et des ambassades des Etats-Unis dans leurs pays, ce qui ne signifie rien d'autre que la démobilisation ou la répression des manifestations populaires. En ce sens, il est nécessaire de construire, à la chaleur de ces luttes et d'autres à venir, une direction politique révolutionnaire et internationaliste qui conduit chaque confrontation dans le cadre d'un programme consciemment anti-impérialiste et anticapitaliste, c'est-à-dire socialiste.
En Egypte, le cas des Frères musulmans illustre cette situation. Après une première condamnation de la vidéo et un appel, de la part de la Fraternité, à des manifestations contre l'« insulte à l'islam », Morsi a fait marche arrière, suite à une sévère mise en garde d'Obama contre toute attitude ambiguë. Le président étasunien a donné un ultimatum à Morsi pour l'arrêt des protestations et il a déclaré que l'Egypte « n'est ni un allié ni un ennemi ». Puis, quand Morsi a rempli sa tâche, Obama lui a envoyé une lettre exprimant sa « gratitude » pour avoir « protégé » l'ambassade étasunienne de l'action des masses.
Morsi et les Frères musulmans essayent de ne pas perdre leur base musulmane, qui a évincé Moubarak et qui exprime une colère énorme contre l'impérialisme, mais le fait est qu'ils font tout pour gagner la confiance de l'impérialisme, ainsi que des organismes, tels que le FMI et la Banque mondiale, qui ont promis un tas de prêts.
Ces explosions populaires sont très progressistes, car elles mettent en question des institutions et des symboles de l'oppression et l'exploitation colonialistes, aujourd'hui menées sous le drapeau des Etats-Unis. Elles sont un produit de l'ensemble du processus révolutionnaire et elles stimulent celui-ci en même temps, étant donné qu'elles contrecarrent la politique de l'impérialisme étasunien et de son enclave militaire, Israël, dans toute la région. Toute la politique actuelle, de pacte de l'impérialisme avec les directions politiques bourgeoises du monde arabe, vise à maintenir l'essentiel de la politique historique de pillage. Cela se manifeste, par exemple, en Egypte, dans l'intérêt suprême de maintenir le traité de paix avec Israël et le soutien financier à l'armée du pays. Ces luttes remettent en question les représentations politiques de l'impérialisme et elles vont donc à l'encontre, quoique d'une façon plutôt inconsciente, de tout cet ordre des choses.
Qui plus est, elles montrent mieux la nécessité et elles améliorent les possibilités, pour les masses arabes, de faire l'expérience politique indispensable pour dépasser ces directions politiques bourgeoises, telles que les Frères musulmans, le gouvernement libyen ou le Conseil national syrien et les dirigeants de l'Armée syrienne libre. Qu'elles soient religieuses ou non, elles agissent comme un frein sur le processus révolutionnaire en cours.
La réalité montre que la moindre étincelle peut enflammer des incendies plus ou moins importants. Il en est ainsi parce que les problèmes structurels qui ont déclenché la vague de révolutions dans la région n'ont pas été résolus, loin de là. Il faut toutefois aller au-delà des protestations spontanées, et même au-delà du renversement des dictatures, une étape clé, mais une étape partielle. Il faut défendre un programme et une politique qui exigent des nouveaux gouvernements ou directions la rupture de tous les traités qui lient ces pays à l'impérialisme, ainsi que l'expropriation de toutes les entreprises impérialistes. Car il n'y a pas de solution aux problèmes structurels sans expulser l'impérialisme de la région et exproprier les bourgeoisies nationales, un préalable pour la construction du socialisme dans tout le monde arabe.
Le processus révolutionnaire a mis d'emblée à l'ordre du jour le défi central de l'approfondissement de la lutte des masses, jusqu'à la prise du pouvoir par les classes ouvrières et exploitées, en formant des gouvernements des organisations des travailleurs et populaires, sans patrons et sans l'impérialisme et ses agents.
Secrétariat International de la LIT-QI
25 septembre 2012