L'Union Locale de la CGT à Massy (France) a organisé une première grève de travailleurs sans papiers dans la blanchisserie Modeluxe, dans la chaîne de restauration rapide Buffallo Grill et dans le restaurant la Grande Armée sur les Champs Elysés à Paris.
Ces expériences ont permis aux sans papiers de lutter face au patronat et au gouvernement, d'arracher des régularisations et de casser une circulaire raciste qui entendait réserver certaines catégories de métiers aux seuls travailleurs des pays de l'Est. Sur base de ces expériences, une première vague de grève dans plusieurs secteurs a été lancée ce 15 avril pour exiger la régularisation des travailleurs sans papiers en grève. Plus de 600 travailleurs sans papiers se sont mis en lutte et une deuxième vague de grève a été lancée depuis le 20 mai, vu que le ministre de l'immigration n'a régularisé que 70 travailleurs sans papiers à cette date !Un des dirigeants de ces luttes, Raymond Chauveau, secrétaire général CGT de l'union locale de Massy, a été invité à en parler dans un colloque organisé par le MOC-bxl le 15 mai 2008 dans le cadre « Des clés pour l’action ». Voici son intervention.
Premièrement, étant donné que l’on est plongé dans les événements, mon ton n’aura pas celui d’une réflexion sur les événements. En arrivant j’avais encore quelques préoccupations sur un piquet de grève, mais tout se passe très très bien, donc on est en plein dedans. C’est avec cette dimension que je vais intervenir avec le ton du militant sur le piquet de grève et pas celui d’une réflexion profonde, mais je pense que cela ne gênera pas l’assistance !
Tout d’abord, il n’y a pas de comparatif d’une situation à une autre. On est dans une certaine réalité en France, je ne connais pas la réalité en Belgique mais elle n’est pas forcement la même et donc il n’y a pas de décalque à faire. Il y a des grilles de compréhension mais à charge de chacun de prendre des éléments de ces grilles et de replacer cela dans le contexte dans lequel il est. C’est un peu le bé-à-ba de tout militant. Je tiens à le dire d’emblée, car ce n’est vraiment pas une question de donner des leçons en disant : Faites comme chez nous c’est comme cela qu’il faut faire. Comme cela on évacue cela d’emblée et on sera plus tranquille pour discuter. Les remarques et les critiques sont également les bienvenues.
Deuxième point, c’est qu’en France, le mouvement des sans papiers est un mouvement qui remonte à 1996, au moment de l'occupation de l'église Saint Bernard et, un peu avant, celle de sainte Ambroise dans le 11ème à Paris. La première caractéristique de ce mouvement c'est d'avoir cassé, évacué, le terme de « clandestin ». On est passé d'une terminologie sans papier = clandestin à sans papiers tout court. Donc, déjà dans une démarche positive. On allait du sans au sens où il n'existait pas, au sans où le travailleur revendiquait une réalité qui était une réalité sans mais qui était une réalité sans papiers. Ce n'est pas pour autant qu'il était clandestin. C'est cela qui a été la grande fracture opérée en France en 1996, il y a un peu plus de dix ans. Depuis, on est sur cette dynamique là, cette lancée qui a été marquée par un coup de hache dans une église. Ce n'est pas sans référence avec la situation actuelle et avec l'évolution même des choses. Car la tendance et quasiment l'habitude des sans papiers c'était d'occuper des églises pour dire « on existe», on cherche un lieu où on nous accepte et où on se met en position de lutte. Une position dans laquelle on dit nous on veut des papiers parce qu'on existe en tant que citoyens en tant qu'homme, en tant que femme, en tant qu'enfants. Ca c'était Saint-Bernard.
Pour faire court, on a eu un deuxième grand mouvement en juin-juillet 2006 où une autre dimension est arrivée. Celle-ci a toujours été là mais elle a été perçue comme telle par l'opinion, à savoir, que le sans papier était homme et femme et qu'il pouvait avoir des enfants, que ses enfants étaient dans les écoles. Et cela a été toute la dimension Réseau Éducation Sans Frontières (RESF) de mobilisations importantes, de militantes et de militants CGT et d'autres syndicats et associatifs, qui se sont mis ensemble pour empêcher et entraver les expulsions de ces familles et de ces enfants. Cela a ouvert le champ à des régularisations en nombre, 21.000, à ma connaissance, sur plus de 60.000 dossiers qui ont été déposés à l'époque. Mais ce mouvement a surtout donné une dimension humaine à ces hommes et ces femmes dans la mesure où ils avaient des enfants qui allaient à l'école.
Ca c'est juillet 2006, je raccourcis beaucoup les choses.
A partir de là, on a des premières prémices dans la problématique qui nous occupe ce soir, c'est une première grève. Une première grève de travailleurs, sans papiers, dans leur entreprise qui était une blanchisserie industrielle, sur mon secteur à Massy, où il y avait 53 travailleurs sans papiers sur 150. Une blanchisserie industrielle qui, de fait, tournait avec un tiers de ses effectifs sans droits. Dans cette entreprise nous avions une section syndicale, nous savions qu'il y avait des travailleurs sans papiers mais nous étions dans cette problématique globale de travailleurs sans papiers, plus ou moins clandestins, plus ou moins illégaux. Nous-mêmes, en tant que syndicalistes, n'avions pas cerné clairement la dimension propre, en tant que salariés, de ces travailleurs. C'est dans cette lutte-là elle même que nous avons vraiment mieux compris, mieux cerné quelle était cette réalité. Cette réalité du point de vue du travail. Car cette réalité sociale, on la connaît: les rafles, les expulsions, les centres de rétention... Et là, cela a été à la fois une lutte d'importance et une découverte pour deux acteurs principaux. Un, les sans papiers eux-mêmes et, deux, le mouvement syndical.
Les sans papiers eux mêmes parce que, quand on a dit à ces travailleurs que nous allions faire grève dans cette entreprise pour leur régularisation, j'aime autant vous le dire, pas un n'y comptait! Pas un ne pensait que c'était jouable. C'était bon tu nous le dis, c'est sympa. On va voir. C'était pas gagné dans la tête même des travailleurs sans papiers. Dans la nôtre non plus, mais comme à chaque fois qu'on fait grève. Personne ne peut dire quand il fait grève:Banco, ça roule, c'est royal, on se fixe l'objectif, on fait grève 1 à 2 semaines et on a gagné. Il y avait donc une certaine appréhension de la situation mais, en même temps, une détermination totale d'aller jusqu'au bout. La raison principale est que ce sont des travailleurs, dans le cas de cette entreprise, ce sont des hommes et des femmes qui sont physiquement dernière des machines, qui ont des conditions de travail dures, des conditions de salaires tout aussi difficiles et qui, parce qu'ils n'ont pas de papiers, sont menacés de licenciement. Donc c'est vraiment cela le point de départ, avec l'idée qui va monter par après que cela veut dire quelque chose que le patron se sépare du jour au lendemain d'une cinquantaine de travailleurs sans papiers dans son entreprise. Ce n'est pas parce qu'il se met en conformité avec une réglementation ou avec des lois mais cela va plus loin. Cela va dans la réalité de l'exploitation capitaliste.
Nous avons vite compris que la boîte était en restructuration - elle allait être rachetée par d'autres, et se séparer des travailleurs sans papiers était d'une certaine manière la possibilité de mettre en oeuvre un « plan de sauvegarde de l'emploi » à bon compte, sans passer par un comité d'entreprise et sans payer les indemnités afférentes. Tranquille: il suffit d'appeler la police et dans la minute même vous vous séparez du tiers de vos effectifs dans le cadre d'une restructuration à venir. Là, on a tous dit que les travailleurs sans papiers étaient la dernière barrière d'ajustement structurel de l'entreprise. Et on l'a qualifié comme cela tout de suite. Et effectivement, personne ne redonne de droits à des salariés sans droits et donc vous ne discutez pas avec eux, vous ne les convoquez même pas pour un entretien pour un licenciement! Vous vous en séparez sous la simple intervention de la police, l'affaire est jouée et vous n'avez de comptes à rendre à personne. Comprenant mieux ce qui était en train de se jouer, vu l'importance et le nombre de ces travailleurs, nous avons déclenché la grève en disant qu'il est hors de question que ces travailleurs-là puissent intervenir de cette manière là pour les intérêts direct du patron.
La grève a été décrétée à 14h, nous débutions dans ce genre d'opération, donc nous avons bien pris soin d'avoir la première lettre recommandée signifiant l'entretient préalable. Nous nous sommes donné toutes les garanties possibles pour ne pas être pris en défaut. Pour qu'on ne puisse pas nous direqu'est-ce que vous faites? On n'avait pas l'intention de les licencier. Donc, on a vraiment tout bien cadré. La grève s'est tout de suite installée et, là un élément qui a surpris les travailleurs sans papiers c'est que, pour une fois, ils étaient dans l'entreprise et les flics étaient dehors. Donc il y a mouvement de grève et la police qui doit avoir une décision de justice pour intervenir. Et donc, pour la première fois, ces travailleurs sans papiers voyaient les flics dans l'impossibilité physique, concrète et juridique, de pouvoir venir les chercher et qu'ils les tenaient en respect de l'autre côté de la grille. Le comble c'était les travailleurs français, les militants syndicaux qui étaient venu en solidarité, se faire interpeller par les flics. Cela était très significatif du fait que ces travailleurs sans papiers, à partir du moment où ils se mettent en grève, ils se mettent devant le patron, devant les autorités en disant je suis travailleur puisque je me mets en grève. Je suspends mon contrat de travail, je refuse de bosser à l'appel de mon syndicat. Et là, cela devient incontournable, c'est imparable. Personne ne peut venir les chercher. L'usine est devenue le sanctuaire de ces travailleurs sans papiers qui se sont mis en grève.
Maintenant, avec du recul, on le dit avec facilité mais on l'a découvert aussi. C'était très, très, très important comme expérience, comme leçon et très réconfortant pour les travailleurs eux-mêmes. Et en même temps, on a tout de suite vu que le cadre du travail, l'exercice du droit en tant que travailleur était un élément terrible du rapport de force vis à vis des autorités, vis à vis du patron. Imaginez le patron qui dit je vais au tribunal pour demander l'évacuation de l'entreprise car j'ai des travailleurs sans papiers qui sont dans ma boîte. Imaginez un peu la contradiction! Cela fait un peu désordre. Donc ce patron-là ne l'a pas tenté. Je vous passe les détails, comme quoi la préfecture était mouillée dans l’histoire... Au bout du compte on a finalement obtenu la régularisation de l'ensemble de ces travailleurs qui étaient sans papiers. C'est une première chose qui intervient juste après RESF. Cela a fait un peu de bruit en France mais c'était limité car on était sur base d'une organisation locale et on en est restés là. Enfin, nous, nous en avons retiré plein de leçons, plein d'enseignements.
La deuxième expérience a été l'expérience de la grève des employés de la chaîne de restaurants Buffalo Grill. Là, cela a eu un peu plus d'importance médiatique. Cela est du au fait que les communautés de travailleurs sans papiers sont des communautés qui se connaissent, où il y a une très grande circulation de l'information puisqu'il y a une communauté ethnique importante. Les employés de la chaîne Bufalo Grill étaient menacés de licenciement et comme c'était sur notre secteur, ils sont venus nous trouver pour nous direon va être licenciés car on est des travailleurs sans papiers, qu'est-ce qu'on peut faire? Ben alors on a dit, on va recommencer! Puisque cela a marché une fois, on va continuer... Et on a mené une grève qui a duré 5 semaines, la première avait duré 1 semaine, où on a reproduit en grand ce que l'on avait vécu avec l'entreprise Modeluxe, parce qu'on s'en est prit à une chaîne de restauration rapide. Et pas n'importe qu'elle chaîne car elle est tenue par le fond d'investissement américain Colony Capital, celui qui possède maintenant Carrefour.
On sortait de la petite PME, la blanchisserie, pour aller au mastodonte, donc ce n'était pas vraiment la même dimension. En tous cas, les ressorts étaient strictement les mêmes. On a re-vérifié avec les travailleurs eux-mêmes lors de l'occupation du restaurant que les flics étaient venus faire leur tour, et puis ils sont partis. Ce fut le même processus: grève sur le lieu de travail, respect du droit de grève qui rend impossible une intervention sans décision de justice. Par contre, l'autre élément qui est intervenu dans cette grève, et qui se poursuit depuis, c'est que l'on a produit les feuilles de paie. Là, on a été beaucoup moins timide qu'à Modeluxe, malgré qu'on l'avait quand même un peu fait. Nous avons sorti les feuilles de paie, les déclarations d'impôts et l'historique du travailleur. A savoir, les changements de numéro de sécurité sociale à la demande du patron, les changements d'identité à la demande du patron. On avait un travailleur que l'on appelait « l'homme au quatre visages » car il avait changé quatre fois d'identité dans le même restaurant. On avait des camarades qui on été licenciés dans un restaurant et qui ont été engagés dans un autre... Ce qui fait qu'avec la grève de Buffalo Grill, l'idée que les travailleurs sans papiers sont des travailleurs comme tout un chacun - pour ce qui nous concerne en France, pour une grande partie – sans vouloir stigmatiser les choses, ont une feuille de paie, cotisent et paient des impôts, s'est imposée via les médias. Je me rappelle encore l'air étonné des journalistes qui filmaient les feuilles de paie, les feuilles d'impôts en disant mais comment est-ce possible?
C'est possible parce que les travailleurs sans papiers sont une catégorie particulière sur le marché du travail. Au même titre que vous avez les jeunes dans la restauration rapide, au même titre que vous avez les femmes célibataires dans les supermarchés avec des heures coupées et limitées, bref dans toutes les strates du marché du travail, vous avez les travailleurs sans papiers. C'est une strate particulière dans la mesure où ce sont des gens sans droits. Les jeunes ont des besoins, comme celui de finir leurs études, enfin c'est comme cela que les choses sont présentées par les patrons. Donc on leur présente des petits boulots. Les femmes célibataires auraient besoin d'heures fractionnées... Le travailleur sans papiers, étant sans droits, à cette particularité d'être embauché dans des secteurs avec une très grande flexibilité. Ce n'est pas tellement le fait qu'ils ne soient pas payés, cela arrive comme dans n'importe quel secteur qui engage des travailleurs réguliers qui sont payés en-dessous du SMIC, mais ce n'est pas la tendance. Ce qu'on comprend mieux maintenant, c'est que le travailleur sans papiers est un travailleur qui est sans droit et donc embauché dans des secteurs où il règne une certaine tension, pas du point de vue du marché du travail, mais du point de vue de l'exploitation capitaliste. Cela se traduit notamment par une disponibilité quasi-totale: 24h sur 24, 7 jours sur 7, 356 jours par an sur 356 ! Parce que le travailleur sans papier ne peut pas revendiquer, puisque s'il revendique on l'envoie dans un Centre de rétention. A partir de là, c'est une main d'oeuvre taillable et corvéable à souhait et flexible à merci.
C'est de là que vient cet intérêt du patronat pour ces travailleurs. Le travailleur sans papiers, c'est le prototype même du travailleur version néo libérale: plus de conventions collectives, plus d'accord d'entreprise et embauche au gré à gré. C'est une caricature, mais c'est le profil du travailleur sans papiers. C'est la raison pour laquelle on retrouve le travailleur sans papiers principalement dans deux grands secteurs. On les retrouve dans la sous-traitance et là où les taux de retour sur investissements sont particulièrement importants. Prenons l'exemple du bâtiment, quand vous avez une sous-traitance en cascade de 5, 6, 7 postes et que vous êtes au 7ème niveau de sous-traitance. Si le patron qui prend le marché à ce niveau là, avec les conditions imposées par le donneur d'ordre, veut bénéficier d'un peu de profit que le donneur d'ordre va lui laisser, il devra utiliser une masse de travail spécifique, il faut qu'il utilise des travailleurs sans droits. Parce que le type qui est peu carré sur les conditions collectives va imposer au patron tout ce qui touche à ces dernières, aux accords d'entreprise, et d'une manière générale tout ce qui touche à la réglementation.
Prenons les heures supplémentaires. Un travailleur sans papiers ne viendra jamais demander à son patron le paiement de ses heures supplémentaires. Jamais! C'est pour cela que l'on dit que les patrons savent, car un patron qui fait faire des heures supplémentaires à un de ses salariés et qui voit que le salarié ne vient pas réclamer le paiement de ses heures supplémentaires, et que le type est black, il faut vraiment être d'une grande naïveté pour dire je ne savais pas.C'est évidement un travailleur sans papiers. Vous les trouvez aussi dans la restauration car on a une amplitude des horaires maximum, les « coup de feu », enfin tout ce que l'on connaît. Sans compter le fait de faire deux ou trois postes d'affilés. On avait des camarades à Buffalo Grill qui faisaient 3 postes sur la journée dans trois restaurants différents. Et bien sûr les postes les plus dûr, comme être 24h sur 24 devant les grilles.
Ce matin, j'étais en négociation avec un patron dans le cadre du mouvement de grève sur un site, où on a 13 camarades en grève d'une entreprise qui fait de la location de gros instruments pour le bâtiment. En discutant avec le patron, on lui dit: votre activité, ce n'est pas du 8h – 17h. Vous devez avoir un certain volume d'activité à caractère exceptionnel car vous êtes sous-traitant de grandes boîtes comme Boeing, ... Il nous répond qu'il a effectivement 30% de son chiffre d'affaire qui est en lien avec « l'exceptionnel », c'est-à-dire un constructeur lui demande à 17h de lui trouver telle ou telle grue, un coffrage particulier,... Normalement à 17h le mec a finit son boulot. Alors qui c'est qui va rester jusqu'à 20h, 22h, 23h? Qui c'est qui va rester le 1er mai ou le jour de fête pour pour pouvoir assurer la préparation et le transfert de ce matériel-là? Ce n'est pas le travailleur qui rentre dans la réglementation, dans la convention collective. C'est celui qui est privé de droits, celui qui sait que de toute façon pour bouffer, il n'a pas le choix et qui va falloir qu'il travaille le dimanche, le samedi et le 1er mai pour pouvoir répondre aux commandes de son patron qui, lui, va répondre aux commandes du donneur d'ordre.
Et c'est cela la particularité du travailleur sans papiers. Ce sont des travailleurs qui sont dans des secteurs où la tension est énorme tant du point de vue des conditions de concurrence que du point de vue des conditions de sous-traitance, y compris des conditions de retour sur investissement. C'est le dernier maillon car, derrière le travailleur sans papiers, vous n'avez plus que l'esclave. Derrière quelqu'un qui est privé de droits, il y a celui qui vend sa personne, enfin que l'on achète. C'est la raison pour la quelle on dit « esclave moderne ». Le fait d'être sans papiers, qui est une contradiction dans les termes, c'est faire partie d'une chaîne énorme: vous êtes 100 mais vous êtes complètement enchaînés à votre patron. Et votre patron le sait, il est obligé de le savoir.
Au début, les patrons de Modeluxe, de Buffalo, ils disaient: Ho! Je découvre, je ne savais pas.Et ils avaient ce discours, le cœur sur la main: Vraiment vous nous apprenez des choses, si on avait su... Aujourd'hui, dans le mouvement de grève en cours, il n'y a plus un patron qui nous dit cela. Pas un. Ils affichent tous un profil bas. Car la réalité en cours fait que quand vous avez 300, maintenant 600 travailleurs sans papiers qui sont en grève dans les différents secteurs, on n'est plus dans un système individuel mais dans un problème social global. A partir de ce moment-là, l'hypocrisie a volée en éclat.
D'ailleurs chez nous, Sarckozy c'est fendu d'un mot en s'adressant aux patrons qui demandaient la régularisation: Ces hypocrites! Mais il oublie une chose, et grosse, c'est que l'Etat perçoit dans ses caisses les cotisations de ses salariés. Et l'Etat perçoit les impôts. Et ces salariés ne peuvent pas bénéficier de la sécurité sociale, ne peuvent pas bénéficier des Assédic[1] et paient les impôts en pure perte. Le patron est esclavagiste et l'Etat est raquetteur. Le patron chez qui j'étais ce matin faisait état de comment cela se passait chez lui et il avait été contrôlé par les flics, qui lui avaient dit texto: Si tu ne veux pas être sanctionné, tu n'a qu'a les licencier!
L'hypocrisie est énorme: tout le monde profite du travailleur sans papiers. Le patronat, l'Etat, le marchand de sommeil, et puis d'autres qui spéculent sur la misère dans laquelle sont ces travailleurs, sur leurs besoins, et qui les raquettent au passage. Par exemple pour faire une lettre, déposer un dossier et des tas d'autres choses. C'est un véritable marché.
Le mouvement que nous avons engagé depuis le 15 avril s'appuyait sur ces deux grèves: la grève de Modeluxe et celle de Buffao Grill. Et c'est cela que le mouvement a voulu développer en plus important, en plus massif. Comment y est-on arrivé? (Ce n'est pas une question de « recette ».)
Il y a deux phénomènes. Il y a ce que nous avons pu continuer de faire depuis la grève de Buffalo Grill, au niveau du syndicat avec les associations et notamment Droit Devant. Ensuite, il y a la politique du gouvernement elle-même. Je m'explique. Quand on est sorti de la grève de Buffalo Grill, cela a entraîné un intérêt, même si elle a été moins payante en termes de résultat que celle de Modeluxe, et la dynamique était lancée. L'instrument de la grève a été validé. Effectivement, si quand vous faites grève dans une blanchisserie avec 150 salariés l'instrument marche, quand vous le reproduisez à une chaîne comme Buffalo Grill, cela le confirme. Donc la grève en tant que moyen de lutte pour le travailleur sans papiers, pour obtenir sa régularisation, est validée et cette validation entraîne un mouvement de sympathie importante. A partir de ce moment, les travailleurs sans papiers commencent à regarder le syndicat d'une autre façon.
Effectivement, le travailleur sans papiers, se voyant comme clandestin met une distance avec tout ce qui a un caractère institutionnel, pour une question de confiance et de sécurité, tout simplement. Il ne va que là où il y a des atomes crochus. Donc, il y a un mouvement de rapprochement avec le syndicat. On lance là, avec l'association Droits Devant, toute une série de mobilisations depuis septembre 2007 en direction des différents ministères pour exiger la régularisation des travailleurs sans papiers. Deuxième élément, il y a un nouveau gouvernement en France qui fait de l'immigration et en particulier des travailleurs sans papiers un de ses objectifs démagogiques et populistes, très concret. On chiffre les reconductions à la frontière, il y a une chasse ouverte. En même temps ce gouvernement est déjà coincé sur ce terrain-là car la réalité est que 400.000 travailleurs sans papiers travaillent en France. Ce sont des chiffres du gouvernement et ils sont donc très relatifs. Donc, faire la chasse aux travailleurs sans papiers, les sortir des usines, les sortir des entreprises, cela pose véritablement un problème technique.
C'est difficile, il faut que cela tourne. On ne peut pas résoudre le problème avec un décret en disantVirez-moi tout ce monde! C'est pourtant ce que Hortefeux[2] a fait, au niveau du décret, car au 1er juillet, il a obligé les patrons à faire vérifier l'identité de tout travailleur étranger. Cela a entraîné une importante vague de licenciements. Certainement plusieurs milliers. En même temps, les patrons, même s'ils ont votés pour ce gouvernement et qu'ils l'applaudissent des deux mains, sont un peu embêtés d'être obligés de licencier des travailleurs dans leur entreprise qu'ils ont formés, ce n'est pas simple. Et le gouvernement leur propose de s'en séparer et de les remplacer par des travailleurs qui viennent d'entrer dans l'Union Européenne. C'est ce que dit la circulaire du 20 décembre 2007, qui a été signé par le secrétaire du cabinet d'Hortefeux, et qui précise explicitement que les métiers dit en tension (hôtellerie-café, bâtiment,...) sont réservés aux travailleurs des pays de l'est au titre des accords transitoires d'intégration de ces pays dans le marché européen. Donc, le gouvernement leur dit, vous avez 3 ans, 2008-2011, pour substituer une partie de votre population immigrée, étrangère, sans papiers par les populations immigrés européennes.
Ce n'est pas idéologique, c'est surtout très concret. Un travailleur sans papiers qui arrive aujourd'hui en France a un salaire pour moitié moindre qu'un travailleur sans papiers dans une entreprise. Le salaire d'un travailleur sans papiers tourne autour de 1000 €, et pour un travailleur d'un pays de l'est c'est fréquent qu'il n'ait que 500 €. Donc ils mettent ce marchandage en place en avançant par la régularisation par le travail, ils classifient les choses, réservent des catégories de métiers à certaines catégories de populations. Mais le problème c'est que pour montrer qu'ils sont cohérents dans leur logique, ils prennent aussi des sanctions contre les patrons. Et c’est là que les contradictions commencent. Car si les patrons, malgré que cela représente pour eux des difficultés, sont d’accord pour remplacer une partie de leur main d’œuvre, ils ne sont pas d’accord de se ramasser des sanctions et des amendes conséquentes, y compris de la prison. Hortefeux a été jusqu’à faire condamner un patron breton, qui s’appelle Cardinal, qui embauchait des travailleurs kurdes via la sous-traitance, à 18.000 € d’amende et 3 mois de prison ferme. Hortefeux s’est appuyé sur ce jugement-là en disant : « pas de quartier pour les travailleurs sans papiers mais aussi pour ceux qui les exploitent ! ». Vous imaginez la gueule des patrons ! Et donc là les contradictions se sont développées.
On a vu des patrons qui se sont fait arrêter par les flics avec leurs salariés à qui on a dit : Ecoute, si tu veux t’en sortir, t’as qu’à dire que tu les régularises. Au fait, le même Hortefeux avait sorti une autre circulaire après le 20 décembre pour dire, le 7 janvier: « qu’à titre exceptionnel, les préfectures seront tenues de regarder avec bienveillance la régularisation de dossiers portés par des patrons, dans les secteurs qui seraient en tension ». Donc la règle générale est qu’il faut évacuer les travailleurs sans papiers des métiers en tensions pour les remplacer par des européens, et l’exception, pour sauver la mise aux patrons, c’est une petite circulaire qui va leur permettre de ne pas être condamné, parce qu'ils râlent.
La mobilisation se déroule en même temps que l’élaboration de la loi Hortefeux sur les travailleurs sans papiers. Et il y a eu un débat important en France, tant du côté des sans papiers que dans mon syndicat. Nous, CGT et Droits Devant, on se saisit de cette circulaire pour dire que si c’est à titre exceptionnel et si on ne prend pas en compte l’origine du salarié en question, cela veut dire qu’il y a une petite brèche qui s’ouvre. Car ce n’est pas un « blanc », cela peut être n’importe qui du moment que c’est un métier en tension et alors le préfet « est tenu de regarder la régularisation avec bienveillance ». Et c’est là que nous avons monté l’opération de l’occupation de la Grande Armée. C’est un restaurant sur les Champs Elysées, juste derrière l’Arc de Triomphe. Dans notre mouvement, on a organisé des travailleurs sans papiers et il y en a qui sont venus et qui nous ont dit : C’est bien gentil tes manifestations, mais nous on est ici 9 cuisiniers et on sert, y compris l’ex-madame Sarkozy et toute la smala, on en a ras-le-bol de nos conditions de travail qui sont infernales. Nous on veut faire comme à Buffalo, comme Modeluxe, on veut faire grève. Et c’est vraiment les camarades qui nous ont poussé. Imaginez, en février 2008, une grève sur les Champs Elysées, dans la cantine à Sarkozy !
On s’est dit on va le tenter. Et ça a été l’opération commando, mais on l’a fait et en une semaine les gars avaient leur titre de séjour, ils avaient leur carte de salariés. Nous avons pu expérimenter à fond notre analyse sur les contradictions du gouvernement entre cette circulaire du 20 décembre et cette circulaire de 4 lignes du 7 janvier. Car quand on est arrivés à la préfecture, j’ai dit au préfet que soit vous régularisez sur la vie familiale, enfin le dossier classique, soit vous régularisez sur la base de la circulaire du 7 janvier qui dit qu’à titre exceptionnel, etc. C’est ce qu’a fait le préfet. Et donc nous les avons pris au mot et l’exceptionnel est devenu une base de régularisation et nos camarades ont été régularisés. Cela a fait un foin pendant 10 jours. L’élément intéressant c’est qu’à 10h du matin, le 18 février, on signait un protocole d’accord avec la direction de l’établissement reconnaissant la grève pour la régularisation, ce qui n’est pas inintéressant, et la direction de l’établissement s’engageait à poursuivre le contrat de travail de ces travailleurs qui étaient considérés auparavant comme clandestins.
Forts de cette expérience là, on a eu un afflux, rien que sur mon union locale syndicale on a 650 travailleurs sans papiers syndiqués. Nous avons fait des assemblées avec 700 travailleurs sans papiers ! Sur la base de cet afflux, alors qu’au niveau CGT on commençait à travailler au niveau départemental, on a commencé à réfléchir à la possibilité de faire une grève qui inclurait plusieurs secteurs, plusieurs entreprises pour le même objectif qui est la régularisation. C’est la grève dans laquelle nous sommes depuis le 15 avril. Aujourd’hui, la circulaire du 20 décembre qui réservait les métiers en tension à des travailleurs des pays de l’est est cassée, dans les faits elle n’existe plus. On ne va pas demander au gouvernement de le dire mais elle est cassée puisque les régularisations en cours se font sur base du métier en tension, quelle que soit la nationalité, alors que normalement elles devraient être réservées aux travailleurs des pays de l’est. C’est déjà une première victoire d’avoir foutu en l’air une circulaire raciste de ce type-là. Une circulaire qui disait: les blancs ils vont travailler là, et les noirs là. C’est de l’apartheid social !
Deuxième chose, aujourd’hui, en France, tout le monde parle de travailleurs sans papiers, même PPDA parle des travailleurs sans papiers, le gouvernement parle des travailleurs sans papiers. Le mouvement a permis d’identifier clairement ce qu’est un sans papiers, c’est un travailleur. Car le type qui risque sa vie, en prenant des risques inimaginables, pour venir ici et envoyer quelques sous à sa famille, il ne vient pas ici, comme on dit, faire du tourisme à l’Arc de Triomphe. Il vient pour bosser, même s’il est cuisinier dans un restaurant. C’est d’abord cette qualité là qu’il faut lui reconnaître car cette qualité là, celle de travailleur, est structurante pour l’ensemble des autres droits. On le sait bien en tant que syndicalistes : c’est le monde du travail qui fait avancer les droits des travailleurs, qui fait avancer les droits pour l’ensemble de la société. C’est cela que l’on a gagné et qui est énorme, bien qu’on ne sait pas jusqu’où on va aller. On peut bien partir et arriver d’une autre façon. En France, c’est clair, quand les journalistes viennent, ils ne parlent plus de “sans papiers”. Et cela c’est surtout eux qui l’ont obtenu car il faut un sacré courage, une sacrée confiance dans l’organisation syndicale, une sacré volonté pour dire on largue tout et on se lance dans la grève sans possibilité de retour. Car si cela ne marche pas ils plongent dans la clandestinité et perdent le minimum de situation qu'ils pouvaient avoir.
Aujourd’hui, depuis un mois sur les piquets de grève, les camarades ont une telle confiance. Non pas qu’ils sont rentrés conscients dans le mouvement, mais c’est le mouvement qui les a rendu conscients. C’est toujours le même processus de la lutte où on rentre dans le mouvement car on a intérêt à rentrer en lutte, objectivement, et c’est la lutte qui vous transforme. Dans ce mouvement, nous avons des dizaines et des dizaines de sans papiers qui se révèlent être des syndicalistes et, croyez-moi, avec une telle épreuve du feu, cela forge un bonhomme ! On a toute une série de travailleurs qui sont en train de se forger et l'autre aspect, en retour, nous avons un mouvement syndical, très campé sur le secteur public et la fonction publique, qui est en train de bouger. On a vu des camarades de la RATP, des conducteurs du RER, venir soutenir des travailleurs sans papiers éboueurs, les précaires de chez précaires ! Je les ai vus dormir sur les lieux de grève. Quand vous voyez ces travailleurs syndiqués soutenir ces précaires, venir en solidarité, là vous vous dites qu’il y a quelque chose qui est en train de bouger dans le mouvement syndical. Cela, ce n’est pas la plus petite des victoires, c’est un gage sur l’avenir.
Maintenant, concernant la suite du mouvement, on a quand même bon espoir. Sur l'objectif même du mouvement, concernant les régularisations, on a déposé 1000 dossiers. Plutôt, c'est dans la rencontre avec Hortefeux, avec ma camarade Francine Blanche que celui-ci nous a proposé 1000. Nous on a rien demandé. Quand il nous a demandé combien de grévistes nous avions, on a dit 600 et il nous a dit OK, on ouvre pour 1000. Très bien, on allait pas demander moins! Donc on a rempli 1000 dossiers qui sont composés chacun, en s'appuyant sur l'expérience de la Grande Armée, de la photo du type, feuille de paie, photocopie de passeport, photocopie de visa, s'il y a et attestation sur l'honneur d'entrée sur le territoire s'il n'y en a pas et c'est le patron qui fait le reste. Il refait le contrat en bonne et due forme et il verse une taxe à l'ANAEM, l'organisme qui pompe les patrons quand ils engagent des travailleurs étrangers, de 873 €. Après il y a encore la décision de la préfecture qui doit décider si elle régularise ou pas. Mais pour la régularisation on a plus besoin d'aller rechercher la facture du canapé ou du poste de télévision qui prouve votre intégration à la société française. La preuve qu'on est dans le travail doit suffire. En termes de régularisations, on en est ce soir à 78 camarades régularisés, donc on est loin du millier, ce qui fait qu'on se prépare à lancer une deuxième grève.